La Chronique Agora

Des ours cornus complices de taureaux griffus

** Beaucoup d’analystes rencontrés ou interviewés par téléphone depuis le 24 avril dernier ne cachent pas leur perplexité (qui va même jusqu’à la sidération) devant le "mouvement perpétuel" à la hausse qui s’est enclenché le 9 mars dernier.

Un rebond de 30% sans la moindre correction intermédiaire, c’était déjà sans précédent… mais une accélération à la hausse depuis le débordement des 3 125 points, même si c’est graphiquement explicable en faisant totalement abstraction des fondamentaux, reste une véritable gageure pour un chartiste normalement constitué.

Cela devient carrément une énigme si l’on approfondit l’approche technique et que l’on s’intéresse de près à des indicateurs statistiques un peu plus fins que les traditionnels algorithmes permettant de mesurer la force relative du mouvement en cours.

Jamais il ne nous a été donné d’observer des indices boursiers fonctionnant comme cela — même lorsque les plus fortes inquiétudes conjoncturelles des marchés ont été levées en janvier 1991 (victoire des alliés en Irak), en octobre 1998 (sauvetage de LTCM) ou en mars 2003 (Saddam Hussein en fuite, Al Qaïda neutralisée, politique de taux zéro aux Etats-Unis).

L’explication a priori la plus logique — celle d’investisseurs poursuivant leur campagne de rachats à bon compte — ne résiste pas à l’analyse. La remontée des indices s’accompagne traditionnellement d’une hausse des volumes, les optimistes étant chaque jour plus nombreux à remettre de l’argent sur le tapis… mais à part quelques pics d’activité sporadiques, les marchés tournent à vide et les particuliers demeurent frileusement à l’écart depuis deux mois.

** La première raison, c’est que les médias — et nous y avons largement contribué — ont fini par convaincre les actionnaires avertis que l’éclatement de la bulle du crédit n’allait pas se résoudre en 18 mois comme les précédentes crises boursières de 1987, 1998 ou 2002. La succession d’assouplissements monétaires accompagnés de quelques stimuli fiscaux comme ce fut pratiqué sous l’ère Bush n’a donné jusqu’ici aucun résultat probant.

La seconde raison, c’est que les particuliers sont réticents à acheter un titre — voire tout un secteur de la cote — après que celui-ci a doublé de valeur en une quinzaine de jours. Si cette hausse correspond à la correction d’une erreur de valorisation, il faut s’interroger sur le degré d’incompétence des professionnels qui ont approuvé les scénarios les plus sombres.

S’ils avaient partiellement raison, les mêmes causes pourraient un jour ou l’autre produire à nouveau les mêmes effets. Si vous n’achetez pas un titre qui vient de faire +100%, vous n’y toucherez pas davantage à +150% — même si vous êtes enfin convaincu que les analystes s’étaient totalement fourvoyés en vous conseillant la vente deux mois auparavant — car vous ne manquerez pas de vous poser la question du potentiel de hausse résiduel.

La troisième raison, c’est la remontée des rendements obligataires. Sans véritablement faire concurrence aux placements boursiers (+36% en moyenne en deux mois, c’est imbattable), ils commencent à grignoter la prime de risque théorique dont jouissaient les actions.

** Nous ajouterons une quatrième raison que nous brûlions de vous faire partager depuis quelques jours : le constat qu’en l’absence des particuliers, et alors que de nombreux hedge funds ont disparu corps et biens, les plus grosses banques survivantes (nous parlons des banques anglo-saxonnes et très majoritairement américaines), gavées d’argent public, sont totalement maîtresses du jeu boursier.

Elles disposaient déjà de leviers très puissants lorsque les intervenants étaient deux fois plus nombreux qu’aujourd’hui… et il n’y a plus personne pour leur offrir la réplique depuis le début de l’année 2009 : elles ont joué l’effondrement des cours de début décembre à début mars en sachant que de nombreux fonds — qu’elles finançaient parfois au travers de filiales offshore –– allaient achever de liquider "à tout prix" leurs positions. Et depuis deux mois, elles jouent la remontée de façon univoque.

Si la conjoncture ne justifie guère une telle euphorie, chaque jour qui passe offre une nouvelle opportunité de passer au laminoir les quelques vendeurs qui se risquent sur le marché.

Il s’agit réellement d’un marché d’initiés, où la toile de fond macro-économique a beaucoup moins d’importance que la connaissance précise de l’état des carnets d’ordres, surtout sur les produits dérivés.

Dès lors que quelques opérateurs téméraires commencent à spéculer sur une possible correction des cours, il suffit de leur tordre le bras un peu fort (et les grandes banques en ont largement les moyens) pour qu’ils lâchent prisent et retournent leur position.
 
Comme il n’y a aucune contrepartie à la vente — si ce ne sont les banques elles-mêmes –, ce sont ceux-là mêmes qui jugeaient la hausse excessive qui participent à l’aggravation du phénomène de bulle boursière qu’ils dénoncent.

** Autrement dit, il ne faut plus s’imaginer que les bulls (haussiers) et les bears (baissiers) continuent de livrer une bataille homérique… Ce sont en fait les mêmes animaux revêtus de déguisements différents : des taureaux au pelage épais armés de pattes griffues, des ours à sabots qui aiguisent leurs cornes sur les dernières statistiques publiées par l’institut ADP (qui n’a recensé "que" 491 000 destructions d’emplois en avril aux Etats-Unis au lieu des 650 000 anticipées).

Des commentateurs se sont empressés d’affirmer que l’hémorragie d’emplois était en train de se tarir — mais à près de -500 000, nous sommes loin d’un marché du travail florissant… Il nous est très vite venu à l’esprit cette image d’une économie affligée d’une profonde blessure mais dont le débit de sang se réduit tout simplement parce que les veines et les artères se retrouvent, à chaque minute qui passe, un peu plus cruellement vidées de leur contenu.

Jusqu’où cette vaste manipulation haussière des marchés va-t-elle se perpétuer ? Nous pressentons que cela durera jusqu’à ce que de vrais acheteurs — ceux qui investissent leur propre argent, pas celui des contribuables — se laissent convaincre que 38% de hausse, ce n’est qu’une étape sur la route des +50%.

Ils devront accepter de croire que les prochains trimestriels seront encore meilleurs que ceux du premier trimestre (déjà supérieurs aux prévisions dans 60% des cas)… que l’inflation ne constituera pas une vraie menace pour les portefeuilles avant longtemps… que ceux qui sont responsables ou complices de la crise ont tiré les leçons de leurs erreurs et gèreront désormais le système de façon juste et parfaite.

Nous émettons de sérieux doutes à ce sujet. La crise est venue de l’excès de liquidités engendrant un excès de dette ; pourtant, la Fed et le gouvernement américain se proposent de la résoudre en donnant encore plus d’argent public aux institutions financières protégées par leur statut d’icônes systémiques (qui ne sauraient faire faillite, quelles que soient leurs erreurs passées, présentes ou futures) — de l’argent obtenu en vidant les poches des contribuables qui n’ont déjà plus les moyens de rembourser leurs emprunts ni les folles dépenses votées par le Congrès US en 2008.

La Chine paiera parce qu’elle n’a pas le choix, répètent inlassablement les économistes. Mieux encore, c’est elle qui se prépare à tirer la croissance mondiale avec son plan de relance de 460 milliards de dollars (et de parier sur une progression supérieure à 8% de son PIB en 2009 puis de 10% en 2010).

Mais s’est-on interrogé sur les entreprises occidentales qui vont réellement en tirer profit ?

Et si la croissance chinoise atteint effectivement 10% d’ici 12 à 18 mois… cela ne s’accompagnera-t-il pas d’une nouvelle flambée des matières premières qui engendrera de l’inflation pour les économies occidentales au plus mauvais moment pour une consommation déjà exsangue en Europe comme aux Etats-Unis ?

** La contraction du rythme des licenciements en avril outre-Atlantique a totalement occulté la chute des ventes de détail dans la Zone euro : -0,6% au mois de mars et -4,2% — un triste record historique — au cours des 12 derniers mois.
 
Avec une telle attitude psychologique des investisseurs, il n’est pas étonnant que le CAC 40 ait pu bondir de 2,5% jusque vers 3 308 points ce mercredi. Il se prépare sans doute à rallier les 3 400 points d’ici vendredi.

Sauf accident d’ici le week-end — en seriez-vous très étonné ? –, les 4% déjà engrangés par le CAC 40, l’Eurotop 100 ou le S&P 500 devraient suffire à garantir l’inscription d’une neuvième semaine de hausse consécutive.

Notre scénario des "neuf semaines et demie" est à 90% réalisé… le plus intéressant demeure ces 10 derniers pourcents qui ne sont pas encore dévoilés.

Philippe Béchade,
Paris

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