La Chronique Agora

Des coups de bluff comme Winston Churchill les aimait

 

Le trou d’air du 28 janvier ressemble de plus en plus au coup de semonce préventif de Wall Street. Les marchés se sont appliqués à présenter aux sénateurs américains un échantillon de ce qui attendait Wall Street en cas de non-reconduction de Ben Bernanke à la tête de la Fed. La cassure de nombreux supports, survenue au cours du dernier quart d’heure de cotations jeudi dernier était peut-être franche et massive… mais très suspecte compte tenu de l’absence de rapport évident entre l’actualité du jour et l’ampleur des écarts à la baisse.

La question semblait peu préoccuper les traders jeudi matin. Pourtant, la crise de défiance dont est victime la Grèce devenait pour l’ensemble des médias une thématique capable de déstabiliser l’euro (qui recule c’est vrai au contact des 1,39 $). La volatilité des marchés des changes aurait déteint sur les actions… et comme la Chine et l’Inde referment brutalement les vannes du crédit, le risque d’éclatement d’une bulle sur les places asiatiques devient un risque majeur qu’il convenait de circonscrire.

Mais les détenteurs d’actions ont plutôt joué à se faire peur avec le passage à vide qui affecte l’euro. La Grèce a en effet pu lever en 48 heures bien plus de capitaux que sa mauvaise situation budgétaire l’exigeait. Il lui a suffi de proposer des rendements plus attractifs — les acheteurs se sont précipités pour souscrire à 6,5% et couvrir près de cinq fois les montants annoncés par Athènes.

Cela peut se comprendre lorsque la Bundesbank émet des emprunts de maturité 2020 à 3,2%… La leçon de cette affaire, c’est que si les spéculateurs ont attaqué les emprunts grecs pour obtenir la prime d’émission maximum, les liquidités demeurent abondantes — alors que la recherche de rendements plus élevés l’emporte encore sur la notion de risque intrinsèque de défaut de paiement.

▪ Le gérant vedette de la firme Legg Mason, Bill Miller (il est le seul à avoir battu le S&P 500 à 15 reprises en 15 ans), s’attend à une année difficile pour les marchés obligataires, tandis que les actions devraient continuer à bénéficier d’une accélération de la croissance. Difficile de lui donner tort à la lecture de la première estimation du PIB américain (+5,7% au quatrième trimestre 2009) ou de l’indice PMI de Chicago.

Le baromètre industriel de la région des Grands Lacs grimpe en effet de près de trois points, à 61,5 contre 58,7 au mois de janvier. Cela s’avère supérieur aux estimations ; l’arrêt de l’opération « Cash for Clunkers » aurait pu déprimer l’activité des constructeurs automobiles et des sidérurgistes. La confiance des ménages américains se redresse également à 74,4 contre 72,8 en décembre.

Il en résultait une nette remontée du rendement des bons du Trésor US (une hausse de cinq points de base en moyenne) : le marché ne peut plus s’accrocher aux promesses de maintien du loyer de l’argent entre 0% et 0,25% par la Fed, ni à des taux demeurant figés à 1% en Europe jusqu’à fin 2010. Le dollar poursuivait son envol et refranchissait allègrement le cap des 1,39 face à l’euro : 1,3865, au plus haut depuis début juillet 2009.

▪ Ceci pourrait expliquer en partie le revirement des indices américains à la baisse entre 17h et la mi-séance vendredi. Le S&P 500 a rechuté de 0,3% et le Nasdaq de 0,5%.

Le CAC 40 en termine sur un rebond de 1,37% qui réduit la perte hebdomadaire à -2,15%, dans des volumes une nouvelle fois assez étoffés de 3,8 milliards d’euros. Les places européennes reprennent 1,3% en moyenne.

La volatilité a effectué son grand retour cette semaine, avec une perte qui dépassait les 3,5% au bout de quatre séances… avant d’être ramenée à -1,5% ce vendredi vers 16h30. Toutefois, les indices ont chuté de 1% par rapport à leurs meilleurs niveaux du jour au cours de la dernière heure, dans le sillage du Nasdaq. Ce dernier est repassé dans l’intervalle de +1,1% à -0,35% (de 2 202 à 2 172 points)… pour des raisons qui n’étaient pas évidentes pour tout le monde.

Peut-être a-t-on assisté à la mise en place de programmes d’arbitrages techniques à l’occasion de cette ultime séance du mois de janvier, les pertes s’étageant entre 3% et 4% pour les principaux indices américains.

Quel qu’en soit le motif, l’instabilité des cours et les gros coups de pression à la baisse constituaient la véritable grande nouveauté de la semaine du 25 au 29 janvier.

Voilà qui contraste singulièrement avec les dix derniers mois écoulés. Ils se sont caractérisés par des mouvements haussiers d’une surprenante régularité, suivis de longues phases de consolidation à l’horizontale… comme si l’unanimité la plus parfaite régnait au sein de la communauté financière et que rien ne semblait susceptible de venir la troubler.

Ce n’était à l’évidence pas le cas. Au-delà de la pensée unique (« taux bas, reprise rapide »), une poignée de très gros opérateurs — dont la connivence apparaît évidente — tenaient le marché dans le creux de leur main. Cela grâce aux liquidités offertes par la Fed sans droit de regard sur leur utilisation, sous l’impulsion de l’idole de Wall Street : « Helicopter Ben ».

▪ Même s’il a obtenu un second mandat de la part de sénateurs très partagés sur sa gestion de l’avant-crise et sa mansuétude à l’égard des principaux banquiers de New York, Ben Bernanke et son grand orchestre (composé des 13 directeurs régionaux) vont devoir changer de partition et jouer en sourdine la grande valse des milliards.

En ce qui concerne l’affaire AIG, qui commence à empoisonner la carrière de Tim Geithner, Ben Bernanke se montre également formel. Ni lui ni le secrétaire d’Etat au Trésor n’ont cédé aux pressions de Goldman Sachs pour obtenir un versement immédiat portant sur l’intégralité de la valeur des CDS (contractés auprès d’AIG) au pire moment de la crise : « il n’y avait pas d’autre choix » !

L’influence de Goldman Sachs sur les décisions de la Fed et de la Maison Blanche à l’automne 2008 est difficile à prouver, faute de preuves matérielles — à l’exception du nombre exceptionnellement élevé d’échanges téléphoniques entre Tim Geithner et Lloyd Blankfein. Le fin mot de l’histoire s’apparente peut-être à cet aphorisme de sir Winston Churchill, prix Nobel de littérature — et non de la Paix — en 1953.

L’anecdote, autobiographique, remonte à 1913, alors qu’il était premier lord de l’Amirauté. Pressentant que l’Allemagne s’apprêtait à venir défier la puissance maritime britannique, il demanda audience au chancelier de l’Echiquier. « J’avais besoin de cinq nouveaux cuirassiers, je le savais résolu à ne m’en financer que trois… nous transigeâmes à huit ».

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