La Chronique Agora

Darwin et la finance

** Il y a quelques jours, mon fils de 10 ans, Ethan, a décidé avec un ami d’inventer un nouveau jeu, vaguement inspiré du jeu de société "Destins, le Jeu de la Vie". La version réactualisée d’Ethan contient des enchaînements d’épreuves légèrement plus sinistres que dans le jeu d’origine, qui correspondent bien au regard légèrement plus cynique qu’Ethan porte sur le monde.

– Le jeu s’appelle "La vie est injuste… il faut faire avec".

– Dans le jeu d’Ethan, les joueurs peuvent potentiellement perdre des membres dans des accidents de la route (et reculer de 10 cases), attraper des maladies mortelles (et aller à la case Hôpital en espérant piocher une carte "traitement miracle"), se faire prendre en flagrant délit de vente de drogue (et sauter cinq tours) ou perdre toutes leurs économies en Bourse (et retourner à la case départ).

– Les possibilités ne sont pas toutes mauvaises, heureusement. Un joueur chanceux peut avancer rapidement sur le plateau s’il enregistre un morceau de rap à succès, s’il hérite de la propriété immobilière d’un oncle riche, ou s’il gagne à l’émission la "Nouvelle Star". Mais dans le jeu d’Ethan, l’adversité est largement plus présente que la réussite.

– Le monde réel n’est probablement pas très différent du jeu d’Ethan. La vie est injuste… du moins n’est-elle pas naturellement juste. Il arrive que des gens bons arpentent le monde à moitié nus et affamés, tandis que les mauvais conduisent parfois des Aston Martin pour aller dans des restaurants cinq étoiles. Les gens bons perdent parfois beaucoup d’argent parce qu’ils font aveuglément confiance à des individus méprisables et malhonnêtes, tandis que les gens mauvais perdent parfois des milliards de dollars de la fortune de leurs actionnaires, et partent en retraite avec des indemnités de plusieurs millions de dollars. La vie est injuste.

– Et pourtant, la plupart des investisseurs — du moins la catégorie ‘Américain moderne’ — semble supposer qu’il existe une certaine justice et une symétrie qui ne sont pas visibles au premier abord. Cette supposition est malheureusement fausse.

** Les marchés financiers ne sont ni justes ni symétriques. Ils sont darwiniens. Il arrive que de mauvaises choses se produisent, et ce sont surtout les faibles et les malchanceux qui les subissent. Il n’y a pas d’équilibre naturel dans les marchés financiers ; pas d’auguste yin et yang. Parfois il n’y a que du yin. Parfois il y a de la tragi-comédie, sans la comédie.

– Et même si la vie sur terre peut sembler équilibrée et symétrique depuis, disons, 15 000 mètres d’altitude… ou depuis la lune… eh bien, elle ne l’est pas. Des milliards de minutes déséquilibrées et asymétriques, qui interagissent entre elles, créent des images d’équilibre et de symétrie. Ces images sont un mensonge… ou du moins une illusion.

– La gazelle qui ne parvient pas à échapper au lion affamé peut représenter une part de la symétrie de la nature, mais du point de vue de la gazelle, l’expérience est clairement asymétrique. Elle est morte. De nombreux investisseurs subissent des destins tout aussi asymétriques. Ces investisseurs succombent aux forces darwiniennes de la finance. Ils achètent quand ils devraient vendre, vendent quand ils devraient acheter, et "investissent sur le long terme" quand ils devraient cacher leur argent sous leur matelas.

– Oui, les marchés ont des hauts et des bas. Il est vrai aussi que les hauts terminent en chute, et que les chutes préparent le chemin pour une nouvelle remontée. Si vous ne laissez pas la chute se faire, les théories de l’économie classique affirment que vous ne pouvez pas avoir de remontée. Les chutent doivent éradiquer les déséquilibres économiques, les "mauvais investissements", l’effet de levier excessif et l’arrogance de l’ère de la hausse, afin de dégager la route pour l’arrivée d’une nouvelle ère de prospérité. Les chutes économiques sont, d’une certaine façon, des incendies.

– Personne ne nie que les incendies ont une fonction écologique utile. Malgré tout, personne ne voudrait se trouver au beau milieu d’un incendie qui remplit sa fonction écologique… personne sinon un stratégiste de Wall Street.

– L’incendie fait partie de la symétrie de la nature, mais il est aussi fatal pour l’individu. Les marchés baissiers ne sont pas bien différents. Ils remplissent une fonction nécessaire. Mais ils n’ont pas besoin de remplir cette fonction avec votre argent. Ils peuvent le faire avec l’argent de quelqu’un d’autre.

– Pourquoi faire partie de la symétrie de la Bourse si vous pouvez l’éviter ? Pourquoi ne pas plutôt faire partie de son asymétrie — la partie qui consiste à acheter quand les prix sont bas et vendre quand les actions montent ? En d’autres termes, débrouillez vous. Ignorez le passé. Jetez donc votre vieux manuel "Achetez et conservez pour le long terme" de la finance des années 90. Ce manuel ne vous servira à rien en 2009.

– Récupérez plutôt un exemplaire du nouveau manuel, qui ne contient que deux consignes :

– 1- Achetez des valeurs solides, fiables… ou n’achetez rien ;

– 2- Ne cessez jamais de vous demander : "et ensuite ? Où allons-nous ?"

– Nous avons franchi le seuil d’un investissement conventionnel dans un marché financier périlleux. Il est temps de se montrer prudent. Il est temps de surveiller les facteurs qui pourraient causer une déflation temporaire, ou réveiller l’hyper-inflation, ou faire chuter le dollar. Et il est temps de se préparer à des issues potentiellement extrêmes et inconfortables.

– Malheureusement, certaines des issues potentielles demandent des préparations diamétralement opposées. S’il y a déflation, "X" sera la méthode à adopter. En cas d’inflation, ce sera "Y".

– Vos chroniqueurs ne peuvent pas vous dire si les investisseurs devraient se préparer à l’inflation ou à la déflation. Mais ils ont le pressentiment tenace que l’inflation est la menace la plus durable… et, par conséquent, que les investisseurs devraient pécher par excès de défense contre cette issue.

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