La Chronique Agora

Les dangers de la crise du yen (1/2)

Folle spéculation baissière sur le yen… gare au retour de bâton !  

Fin avril, le yen est tombé à son plus bas niveau en 34 ans face au dollar. Cette spectaculaire dépréciation est accentuée par de violents mouvements spéculatifs. Ces mouvements s’appuient naturellement sur des encouragements explicites ou implicites des autorités politiques et monétaires nippones, sans quoi cette spéculation n’aurait aucune raison d’exister et, qui plus est, de prospérer.

Pour comprendre cette crise du yen (c’est bien de crise dont il faut parler, compte tenu des conséquences déstabilisatrices pour la planète financière que l’on peut anticiper), nous trouvons trois types d’explications non indépendantes les unes des autres.

Il y a d’abord les éternelles illusions sur les impacts positifs d’une politique volontariste des autorités politiques (dont l’arme du change).

Il y a ensuite le laxisme monétaire de la Bank of Japan (BoJ), qui conduira un jour à une massive inflation par le canal d’une forte inflation importée (que beaucoup considéreront comme temporaire et accidentelle). Mais cette inflation entraînera sans doute des effets de second tour et deviendra structurelle, avec un combat entreprises-salariés pour le partage de la valeur ajoutée (exigeant, pour les uns, préservation des marges bénéficiaires et des profits et, pour les autres, hausses de salaires et maintien du pouvoir d’achat).

Enfin, dans un contexte où les autorités politiques et les autorités monétaires favorisent outrancièrement la baisse de leur devise nationale, les investisseurs sont encouragés à des prises de risques inconsidérées via des opérations de carry trade, dont les débouclements pourraient être à l’origine d’une forte instabilité financière. Il est normal de chercher à optimiser le placement des excédents de liquidité sur les marchés financiers, mais encore faut-il que les bases soient saines.

Une politique économique avec des lacunes conceptuelles persistantes

Les lacunes conceptuelles sur la compréhension des liens entre le niveau de la valeur d’une monnaie et la croissance via les exportations ont la vie dure.

On devrait pourtant être persuadé aujourd’hui que la manipulation du change par les autorités monétaires est souvent inefficace. Ce contresens n’est pas spécifique au Japon, et il prend un relief moins important, car le pays du Soleil Levant est aussi associé à une économie structurellement moins défaillante que certaines économies européennes (investissements et dépenses dans la recherche développement plus importants qu’ailleurs, gains de productivité élevés compensant le vieillissement démographique, préservant le potentiel de croissance économique, dette publique quasi intégralement détenue par les épargnants nationaux).

Il n’en demeure pas moins que la politique économique de dévaluation prétendument compétitive du yen est inefficace et inappropriée.

D’un point de vue microéconomique, elle dope artificiellement la taille des profits réalisés à l’étranger dans les comptabilités japonaises exprimées en yens, mais cela n’a rien à voir avec la compétitivité intrinsèque des entreprises.

D’autre part, du point de vue macroéconomique, l’idée selon laquelle la baisse de la valeur de la monnaie d’un pays serait censée rééquilibrer miraculeusement les comptes extérieurs est un enseignement que l’on dispense à un étudiant en économie, mais cela ne résiste pas à l’épreuve de la vraie vie d’une économie.

Cette baisse de valeur de la monnaie découragerait des importations devenues plus chères ; encore faut-il pouvoir y substituer de la production domestique. De même, rien ne garantit qu’il y aura encouragement des exportations devenues plus compétitives, car il faudrait être positionné sur les secteurs d’activité pour lesquels la demande étrangère est soutenue et que le coût du salaire réel ne progresse pas plus vite que la productivité dans ces secteurs exposés à la concurrence internationale.

En tout cas, pas besoin de macroéconomie « sophistiquée » pour comprendre que – et c’est presque un théorème – la dévaluation ou dépréciation recherchée est signe d’appauvrissement. On va acheter plus cher tout ce qui vient de l’étranger, et vendre moins cher tout ce qui repart à l’étranger.

L’amélioration de la compétitivité et de la performance n’est qu’artificielle.

La sensibilité des volumes de produits exportés à leurs modifications de prix est faible, puisque si les entreprises sont en situation de déficit au niveau des facteurs de production (travail ou capital), alors elles ne pourront répondre à la demande par une augmentation de leur offre, et ne feront pas progresser leurs exportations, en dépit de la dépréciation du change. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit au Japon, où les exportations exprimées en volume ont baissé de 2,1% en glissement annuel à fin mars 2024.

Et naturellement, la hausse du prix des importations est contreproductive. Les prétendus gains de compétitivité des entreprises liés à la baisse du yen sont vite annulés par l’envolée de la facture de toutes les matières premières et composants importés pour produire des biens destinés à l’exportation.

Le laxisme monétaire de la BoJ et des interventions sur le change inefficaces

L’explication de la chute du yen vis-à-vis du dollar repose sur le différentiel de taux longs entre les Etats-Unis et le Japon. L’évolution de ce différentiel est parfaitement corrélée à la parité dollar-yen.

Actuellement, les taux à 10 ans au Japon se situent à 0,90%, tandis qu’ils évoluent autour de 4,50% aux Etats-Unis. Un tel différentiel dirige massivement les mouvements de capitaux de la zone yen vers la zone dollar et ne peut que déprécier la devise nippone par rapport à la devise US.

Mais ce différentiel de taux se justifie-t-il vraiment au regard des fondamentaux macroéconomiques (croissance, inflation anticipée, déficits budgétaires) ?

Pas totalement, car on sait que c’est l’agressivité monétaire de la BoJ qui entretient ce différentiel de taux important.

Rappelons que depuis septembre 2016, la politique monétaire est exclusivement consacrée au contrôle total de la courbe des taux (encore appelée sur les marchés « yield curve control »). Ce contrôle de la courbe avait pour objectif principal de maintenir coûte que coûte les taux longs à 10 ans autour de 0%.

Cet objectif a été rendu possible par une hausse forte et continue de l’offre de monnaie au Japon, donc par une impression massive de monnaie par la BoJ, afin d’acheter systématiquement de la dette publique et d’empêcher toute baisse des prix des obligations d’Etat japonais, et toute hausse des taux d’intérêt sur ces titres au-delà du taux cible.

Certes, des ajustements monétaires sont intervenus en mars 2024, avec la remontée du taux directeur de -0,10% à 0%, et l’abandon explicite des objectifs de « yield curve control ». Il n’en demeure pas moins que la Banque centrale japonaise reste un acheteur structurel d’obligations d’Etat, et ainsi, les marchés de taux savent que l’institut d’émission conserve un objectif (même implicite) sur les taux à 10 ans – sans doute autour de 1% –, ce qui maintient un différentiel important avec les taux longs des obligations d’Etat de tous les grands pays OCDE.

Dans ce contexte, les assureurs et les banques japonais continuent à investir sur des niveaux de taux longs japonais très bas, avec un taux moyen des portefeuilles obligataires détenus qui reste peu rémunérateur. Dès lors, des tensions sur le marché obligataire feraient vite repasser les taux longs au-dessus du taux moyen de ces portefeuilles et fragiliseraient considérablement ces investisseurs institutionnels (stock de moins-values importantes). La dette publique japonaise a beau être détenue domestiquement, le risque d’une crise financière au Japon n’en est pas moins réel.

Nous verrons demain le rôle que jouent les marchés financiers dans la baisse du yen.

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