La Chronique Agora

Vers une crise grave de la dette US (2/3)

Est-il possible de timer la fin de l’hégémonie du dollar ? 

Dans notre article précédent, nous avons vu que la dollarisation mondiale était de plus en plus contestée.

Dans le cas des Etats-Unis seulement, le statut de monnaie de réserve du dollar a permis un financement facile des déficits public et extérieur. Oui, mais encore faut-il que les investisseurs non-résidents restent investis, ou/et que ceux qui sont partis reviennent.

Dans un contexte géopolitique durablement tendu, les tentatives de dédollarisation se multiplieront ici ou là, ce qui fragilisera de plus en plus le financement des déficits « jumeaux » US (budgétaire et commercial). On les appelle d’ailleurs jumeaux parce qu’ils sont apparus en même temps.

Certains pays ont un déficit de leur balance des paiements, et donc doivent le financer en faisant entrer des capitaux étrangers sous toutes leurs formes (actifs financiers libellés dans la devise du pays et investissements physiques en direct) avec le risque d’une crise de solvabilité externe s’ils n’arrivent plus à attirer ces capitaux étrangers (avec le risque extrême de défaut).

D’autres pays ont un déficit budgétaire, et donc doivent le financer en ayant recours à l’impôt ou à l’emprunt émis sur les marchés (ou encore dans certaines circonstances exceptionnelles à la création de monnaie de leur banque centrale), avec le risque d’une crise de solvabilité interne (crise de la dette publique) s’il n’est plus possible politiquement d’accroître la pression fiscale sur les agents économiques privés, et/ou si la demande des investisseurs est insuffisante face à l’offre de titres publics émis par le Trésor (avec là aussi le risque extrême de défaut).

Or, les Etats-Unis sont un des rares pays au monde qui cumulent ces deux déficits. Ainsi, tout non-résident US qui achète des Treasuries US finance à la fois le déficit budgétaire US, donc interne (obligation d’Etat), et le déficit commercial, donc externe (actif financier libellé en USD). On comprend mieux à quel point la bombe à retardement des déficits jumeaux US est préoccupante.

Certains vous diront qu’au-delà des obligations du Trésor US, il y a tellement d’actifs américains attractifs (financiers ou non). Certes, mais si les investisseurs non-résidents faisaient la grève des émissions du Trésor et ne se contentaient que d’acheter même massivement des actions Apple, Microsoft et autres Nvidia, ils ne financeraient que le déficit commercial US (actifs libellés en USD), mais en aucun cas le déficit budgétaire (puisque l’on parle ici de titres de capital privés, et non de titres de dette publique). Alors, pas si mal, me diriez-vous ? Oui, mais largement insuffisant.

Il faut enfin remettre en cause le concept du glut d’épargne cher à Bernanke, ancien patron de la Fed entre 2006 et 2014. Celui-ci considérait que l’excès d’épargne mondiale (le global saving glut) devait naturellement être massivement réinvesti dans des actifs américains, compte tenu de la forte efficacité et productivité de l’économie américaine. Doublement absurde aujourd’hui, non seulement parce que l’excès d’épargne mondial est en voie de disparition (dans un monde de plus en plus gourmand en capitaux, pour ce que l’on appelle la transition énergétique, et pour l’économie de guerre), mais aussi parce que la prétendue supériorité de l’économie américaine reste à démontrer.

De quoi remettre fortement en cause la thèse suivante (intellectuellement confortable pour les marchés mais, comme souvent dans ce genre de situation, extrêmement dangereux d’un point de vue financier et de gestion des risques) : les déficits jumeaux colossaux des Etats-Unis ne seront pas préoccupants puisqu’ils seraient aisément finançables grâce au besoin de détention de titres libellés en dollar, monnaie de réserve internationale sans concurrent direct.

Nous disons au contraire que ce financement deviendra de plus en plus contraint, dans un monde où de gros investisseurs du monde émergent, et éprouvent de plus en plus un fort besoin de dédollarisation.

En considérant que le dollar n’est pas menacé parce que la part du yuan chinois dans les réserves de change mondiales reste faible et progresse à doses très homéopathiques (stagnation autour des 2,5% depuis de nombreuses années), on finit par oublier la dynamique de l’économie mondiale.

En réalité, paradoxalement, la faiblesse de l’économie chinoise est un facteur négatif pour la toute-puissance du dollar, car il a remis en cause le modèle de développement chinois basé sur l’accumulation de réserve de changes (principalement en dollars US).

La banque centrale de Chine a longtemps été structurellement acheteuse d’actifs en USD lorsqu’elle accumulait des réserves de change, en contrepartie de ses forts excédents commerciaux.

Opérationnellement, ceci se traduisait de la manière suivante : appréciation constante du yuan contre le dollar, conduisant à des interventions sur le marché des changes pour ralentir l’appréciation de sa monnaie, ce qui revenait pour la banque centrale de Chine à émettre du yuan pour le vendre contre du dollar, lequel dollar permettait de payer entre autres les achats de Treasuries. Oui, mais voilà : tout ceci se déroulait entre 2000 et 2018.

Depuis plus de cinq ans, les excédents commerciaux chinois se sont considérablement amenuisés avec deux conséquences négatives : des sorties de capitaux de plus en plus fortes et une accélération de la baisse du yuan. Dans les deux cas, cela signifie une baisse des réserves de change de la banque de Chine, soit des flux nets vendeurs de titres d’Etat US.

Bien sûr, la disparition d’un acheteur structurel de dette publique US (banque de Chine) a été masquée par les achats massifs de la Fed jusqu’en 2021. Mais (et nous allons en reparler), la Fed ne reprendra pas de QE (achat d’obligations d’Etat par de la création de monnaie banque centrale) et les marchés de la dette publique US peuvent s’estimer heureux que la banque centrale américaine ne soit pas plus agressive dans son quantitative tightening (vente d’obligations d’Etat par de la destruction de monnaie banque centrale).

En tout cas, tous les gros acheteurs de dette publique US disparaissent progressivement : la banque de Chine pour cause de baisse des réserves de change, les gros investisseurs émergents en mal de dédollarisation, la Fed contrainte de maintenir un semblant de politique monétaire restrictive.

Il n’est donc pas alarmiste de dire que la probabilité d’une crise de la dette publique US s’accroît. Impossible bien évidemment de timer cette crise, car elle viendra de manière insidieuse et progressive, et il faudra des catalyseurs (d’ordre institutionnel, politique ou géopolitique) pour que cela fasse la une des grands médias.

Nous verrons demain quels pourraient être ces catalyseurs.

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