Retour sur l’inversion de la courbe des rendements obligataires US et ce qu’elle révèle sur nos autorités financières.
La semaine dernière, la Bourse américaine a chuté de 800 points, avec un fort sentiment de panique. On attribue cette chute à un signal magique : l’inversion de la courbe des rendements des obligations US à 2 ans/10 ans.
Depuis, la courbe est revenue à des niveaux plus habituels – pour l’instant en tout cas –, mais il vaut la peine de se pencher sur le phénomène…
… Et de se demander notamment si ce n’est-ce pas l’inverse : la chute de la Bourse, la mise spectaculaire en risk-off, n’ont-elles pas plutôt provoqué des achats de recherche de sécurité, des achats de refuges et ainsi fait baisser le rendement des valeurs du Trésor US à 10 ans ?
Magie, fumée et signaux
Les marchés sont des lieux magiques. Ils dégagent des fumées – lesquelles sont autant de signaux ésotériques. Ils émettent aussi des signaux, qui déclenchent des comportements.
Ces comportements ne sont jamais clairs : en effet, les marchés anticipent sur ce qu’ils comprennent mais sont aussi en retard sur ce qu’ils ne comprennent pas. Et pour tout compliquer, la transitivité et la réflexivité avec le réel s’en mêlent.
Les prophéties des marchés, dit-on, se réalisent d’être crues. Voire.
La grande découverte de Greenspan, celle qui lui a donné quelques années d’avance sur ses confrères et concurrents, c’est d’avoir compris le premier que l’on pouvait faire dire aux marchés ce que l’on voulait qu’ils disent : on peut leur faire créer une humeur, un sentiment.
Greenspan avait compris que les marchés n’anticipent pas forcément l’évolution économique ; ils peuvent aussi la produire temporairement.
Les marchés peuvent accélérer sur le court terme la vitesse de circulation de la monnaie, le catalyseur des échanges. Ils donnent l’impression de produire le réel car ils anticipent les actions et réactions de ceux qui se croient chargés de la conduite des affaires.
Cette découverte de Greenspan n’était cependant qu’une vérité partielle. En réalité, les marchés ne produisent pas l’économie réelle ; non, ils sont simplement les catalyseurs de forces déjà latentes.
Une finance orwellienne
Les marchés modernes ne sont plus redevables de la mécanique ou de la simplicité action/ réaction. Ils sont désormais redevables d’analyses complexes plus proches de la théorie des jeux et des ensembles complexes. Un jour ils « baiseront » les algos car les marchés, dans leur inconscient, apprennent !
Certains comportements, comme la chute des marchés boursiers, ne sont pas souhaitables ou souhaités par les grands prêtres de la religion financière. Un combat s’engage donc pour savoir quelle est la bonne interprétation des signaux. L’interprétation est un enjeu, elle fait partie des combats.
La courbe US 2/10 s’est inversée. C’était impensable. Pourtant c’est vrai : elle s’est inversée.
Vous allez ironiser : rien d’étonnant puisque l’inversion de tout – du sens en général et des mœurs en particulier – est la caractéristique de ce monde orwellien qui marche sur la tête !
Mais attendez un peu… Les financiers n’ont aucun sens de l’humour ou de l’ironie, ils croient à la magie des signes, à la magie de la tendance. Ils sont superstitieux. On ne rit pas avec l’argent, monsieur !
Chez ces gens-là, monsieur, l’argent est chose sérieuse, c’est sacré… et c’est pour cela qu’il faut des grands prêtres pour en gérer la religion : les banquiers centraux. Des grands prêtres avec leurs églises, c’est-à-dire les médias type CNN ou CNBC, les adorateurs/gourous qui sont interviewés, sujets censés savoir, et les fidèles qui écoutent bouche bée.
Signes de récession
La courbe des rendements obligataires américains à 2 et 10 ans s’est donc inversée mercredi dernier pour la première fois depuis 2007.
En bonne « orthodoxie », c’est le signe que la première économie mondiale se dirige vers une récession.
Cette inversion – le passage d’un taux à court terme au-dessus d’un taux à plus long terme – a vu le rendement des Treasuries à 2 ans dépasser celui des titres à 10 ans.
Revenons sur les détails de cette séance. C’est un franchissement magique, car tout cela s’est joué sur de minuscules points de base : 1,550 pour le 10 ans contre 1,570 pour le 2 ans !
Le rendement des titres à 30 ans est tombé peu après à un nouveau plus bas historique de 2,018%. Le mouvement s’est propagé au marché européen, le rendement des taux allemands à 10 ans, référence de la Zone euro, inscrivant lui aussi un plus bas à -0,64%.
Au Royaume-Uni, le rendement des Gilts à 10 ans est pareillement passé sous celui des Notes à 2 ans pour la première fois depuis août 2008, tandis que le rendement des emprunts à 30 ans est tombé à un plus bas inédit de 1,057%, en baisse de 8 points de base sur la séance.
La dernière inversion de la courbe des taux aux Etats-Unis remontait à juin 2007, juste avant la crise des subprime.
Une exception notable
La magie tient à ceci – et notez bien que cela n’a rien à voir avec la science puisqu’il y a eu une exception. On n’est pas dans le domaine de la nécessité : l’inversion de la courbe a précédé chacune des récessions américaines au cours des 50 dernières années, à une exception près.
En général, ce sont les exceptions, les lapsus, les failles, qui nous intéressent. S’il y a exception ici, cela a un sens – lequel nous dit que l’inversion est de la magie, ce n’est pas de la science. Si c’était de la science, il n’y aurait aucune exception.
Si vous lisez attentivement tout ce qui se publie, vous verrez comme moi qu’il n’y a nulle part d’analyse de cette magie : personne ne donne d’explication rationnelle, on constate et on s’agenouille, c’est tout.
Personne n’a trouvé une chaîne de raisonnement qui démontre organiquement que l’inversion doit être suivie d’une récession, personne.
Tout comme d’ailleurs personne n’a trouvé une chaîne de raisonnement qui permette de mettre au jour le lien organique qui relierait les QE, les achats de titres à long terme, à une éventuelle croissance économique, puisque la théorie dite du ruissellement s’est révélée fausse.
Nous sommes dans les incantations qui se réalisent de temps en temps si elles sont crues, nous sommes dans le « culte du cargo ».
Cette magie normalement il faut la décortiquer, la démystifier, au lieu de sombrer dans l’irrationalité et de s’y soumettre.
Explications
Si le 2 ans rapporte plus que le 10 ans, cela veut tout simplement dire que le 10 ans est très demandé.
Cela signifie par exemple que le 10 ans américain est considéré comme le refuge mondial/global en ce temps de malaise chinois, de faiblesse des émergents, de fissures européennes, de stress géopolitique et social.
Cela peut aussi signifier que le 10 ans est recherché car c’est la réserve de liquidité suprême, face à la contraction de l’eurodollar ; c’est le collatéral mondial par excellence et on en veut à titre de réserve, d’assurance pour les mauvais jours.
Cela peut signifier que la situation économique est jugée inquiétante et que le plus probable est que la Fed va recommencer ses achats de titres à long terme, ses QE, afin de soutenir l’économie. Or, si elle achète les titres à long terme, leurs cours vont monter et leurs rendements vont baisser.
Cela peut signifier beaucoup de choses raisonnables, vraisemblables, probables… et nous en verrons la suite demain.
[NDLR : Retrouvez toutes les analyses de Bruno Bertez sur son blog en cliquant ici.]