La Chronique Agora

Contes de la vallée de Calchaqui

Meurtres, intrigues et agriculture malchanceuse dans les hauteurs du grand nord-ouest argentin…

Nous reviendrons la semaine prochaine à nos histoires de capitalisme pas si vacillant. Mais aujourd’hui, nous allons faire un nouveau détour par le nord de l’Argentine et la vallée de Calchaqui.

« La vallée est un endroit spécial pour moi », commente un voisin issu d’une famille d’agriculteurs installée ici depuis des générations :

« Elle pousse certaines personnes à la folie. Tout est si difficile à faire… il est presque impossible de gagner de l’argent. Lorsque de nouvelles personnes arrivent, elles font venir des experts qui nous disent comment optimiser nos troupeaux, ou comment gérer nos champs. C’est toujours un désastre. Les choses qui fonctionnent ailleurs ne fonctionnent pas ici. Les choses qui semblent bonnes sur le papier ne fonctionnent jamais dans la réalité. Et peut-être est-ce dû à l’isolement… ou à l’altitude… mais la vallée est pleine d’excentriques, de rêveurs et de cinglés. »

Nous n’étions pas sûrs de la catégorie dans laquelle il nous classait. Mais après 15 ans sur place, nous devons admettre que la vallée fait des ravages.

« La pauvre Fermina est venue nous rendre visite », a signalé Elizabeth.

Le rôle des propriétaires terriens (ceux qui passent réellement du temps ici) est complexe. Nous assurons l’emploi des gens. Nous apportons de l’argent dans la vallée (toutes les fermes perdent de l’argent). Nous arrivons avec de nouvelles machines et de nouvelles méthodes d’exploitation… en espérant toujours qu’une percée prochaine justifiera enfin nos investissements.

Mais nous servons aussi d’intermédiaires entre la vie singulière de la vallée, ses familles, ses coutumes et ses rituels… et le monde extérieur.

Cœurs brisés

Fernando, le fils de Fermina, est mort mystérieusement dans notre ferme, et ce n’est pas le premier.  Il y a deux ans, Carlos s’est noyé de façon inexplicable et improbable, accidentellement, dans un réservoir. C’est du moins ce que l’on dit. Personne n’y a cru. Plus récemment, Fernando, un jardinier, est mort sans raison apparente.

« Fermina dit qu’il est mort d’un chagrin d’amour », nous rapporte Elizabeth.

« Cette famille a tellement de problèmes. Elle est maintenant seule. Fernando, qui devait avoir une quarantaine d’années, a vécu avec elle toute sa vie.

Il y a d’autres membres de la famille dans la région… et elle a au moins deux petits-enfants.  Mais quelque chose s’est très mal passé. Elle ne les voit jamais.

Le père des petits-enfants est en prison… il a été condamné à cinq ans de prison pour avoir battu sa femme.

Et la femme – la mère des enfants, la sœur de Fernando – est en prison pour avoir assassiné son plus jeune enfant. »

Nous avons voulu savoir comment nous pouvions aider Fermina.

« Elle doit se rendre à Salta pour un traitement contre le cancer du sein. Elle a demandé si nous pouvions l’aider à trouver un endroit où elle pourrait rester. Je lui ai dit que nous demanderions à Sergio de chercher une auberge près de l’hôpital. »

Les cœurs brisés ne sont pas le seul danger.

L’un de nos voisins éloignés est un brillant ingénieur agronome, qui est arrivé d’Australie il y a plus de 20 ans. Il a acheté une grande ferme dans les montagnes et y a installé un vaste système d’irrigation. Il a planté des oignons. Il a essayé le quinoa. Il a essayé la luzerne. Il a essayé le raisin. Rien n’a fonctionné comme il l’espérait.

C’est peut-être la solitude ou la frustration, mais il s’est mis à boire. Cela l’a conduit à tomber d’une falaise dans la rivière. Il s’est cassé une jambe et est resté coincé dans sa voiture, alors que l’eau de la rivière montait. Il n’a été sauvé que parce qu’un ami fidèle est parti à sa recherche et l’a trouvé coincé dans la voiture accidentée.

Dernièrement, il s’est tourné vers le tourisme. Nous avions des doutes à ce sujet lorsque nous sommes allés lui rendre visite. Comme le nôtre, son ranch est éloigné et n’est accessible que par une route traîtresse et étroite qui serpente sur le flanc de la montagne. Un autre ami, qui est venu en voiture il y a quelques années, a été tellement terrifié par la route qu’il n’a pas pu continuer. Sa femme a dû terminer le trajet. Et même nous, qui sommes habitués aux routes de la région et équipés de quatre roues motrices, n’osons toujours pas regarder vers le bas lorsque nous nous rendons chez l’Australien.

La Cuesta del Obispo (pente de l’évêque), route qui relie des vallées du nord de l’Argentine

« Vous ne comprenez pas », explique-t-il. « Les touristes adorent. C’est le clou de leur voyage. Ils n’ont pas ce genre de sensations à Paris ou à New York. Ils en parlent à leurs amis restés au pays. »

Le Paris du Sud

Parmi les autres rêveurs de la vallée, un couple de « Français » s’est passionné pour le vin de haute altitude et a acheté un petit vignoble à une heure de route en amont de la rivière. Ni l’un ni l’autre n’est vraiment français, mais ils vivent à Paris… et nous avons eu le plaisir de leur rendre visite lorsque nous étions tous « confinés » pendant la pandémie.

Ils séjournaient dans un hôtel local, n’ayant nulle part où aller. La direction de l’hôtel, qui avait reçu l’ordre de fermer ses portes, leur a simplement remis les clés et leur a dit de faire comme chez eux.  Lorsque nous avons réalisé qu’ils étaient là, nous sommes allés leur rendre visite.

C’était étrange, presque effrayant, de manger tous les quatre, seuls, dans l’hôtel abandonné. Lui, Orlando, est neurologue. Et surtout, elle, Virginia, est psychiatre. Tous deux ont beaucoup d’esprit et sont charmants. Maintenant, nous avons quelqu’un à appeler si l’un d’entre nous commence à montrer des signes de folie.

Orlando vient ici pendant ses vacances pour faire du vin. Les bouteilles sont expédiées à Paris, où il les vend à des prix très élevés, en se rendant en personne dans les meilleurs restaurants.

« Notre vin est beaucoup plus riche que le vin français », explique Orlando. « C’est le sol, le soleil, l’altitude. Tout est plus intense. »

Orlando est lui aussi assez intense. Il se moque des autres vins… et considère les fûts de chêne – un élément essentiel pour la plupart des vignerons reconnus – comme un péché.

Son vin est excellent. Mais sa production n’est pas facile. Une année, il peut y avoir une sécheresse. Une autre année, une gelée précoce. Et cette année ?

« C’était un cauchemar ; les raisins étaient prêts à être cueillis et nous ne pouvions pas trouver de cosecheros (vendangeurs) pour les cueillir. Tout le monde avait du raisin à cueillir… et les vendangeurs étaient tous en ville pour toucher leurs allocations sociales et se saouler. »

L’intensité semble affecter tout et tout le monde.

Sergio est notre propre « administrateur ». Il vient chaque semaine, apportant des nouvelles, des pièces détachées et de la nourriture de la ville. Son voyage aller-retour dure environ 15 heures, sur des routes cahoteuses… souvent impraticables… tout en écoutant les Grateful Dead.

« J’ai franchi le col… des Colorados (une étendue de collines rouges) », nous a-t-il indiqué récemment. « Il ne pleut presque jamais ici… mais il pleuvait hier… juste assez pour créer une couche de boue sur la route. Il y avait deux gros camions. Ils n’arrivaient pas à passer la colline. Leurs roues tournaient en rond. Ils vont rester là jusqu’à ce que le soleil apparaisse. Ce sera le cas demain, je pense. »

Agneaux à l’abattoir

Sergio a lui aussi des rêves.

« J’ai une idée », annonça-t-il lors du dîner suivant. « Des moutons. »

Nous sommes dans un ranch de bovins. Mais, à côté de Sergio à la table, une bouteille de vin vide devant lui, un vétérinaire a plaidé sa cause :

« Les moutons ne sont pas une entreprise commerciale ici. Il y en a beaucoup. Mais il n’y a pas de véritable marché. Les gens en vendent un ou deux…. surtout pendant la semaine sainte. [La coutume veut que l’on mange un agneau pour le dimanche de Pâques.]

Mais nous essayons de trouver des moyens de donner aux habitants quelque chose à faire… des moyens de gagner de l’argent. Le maire de Seclantas [une ville voisine], par exemple, est en train de construire un abattoir agréé… pour qu’ils puissent vendre leurs moutons. Et il a obtenu un camion frigorifique qui transportera la viande jusqu’à la ville. »

« Tout le monde sait que les choses d’ici ont meilleur goût », interrompit Sergio. « Le vin… les fruits… et la viande aussi. Un agneau de la pampa n’a pas du tout le même goût qu’un agneau d’ici. Parce que l’herbe est plus riche. »

L’idée de Sergio est de développer une race et une marque – « Calchaqui Lamb »… ou « Gualfin Sheep » – afin de pouvoir vendre de bons animaux en quantité et à un bon prix.

Vous pouvez apprendre le marketing et la gestion des marques dans une école de commerce. Ou vous pouvez les apprendre en vous lançant vous-même dans les affaires.  Sergio ne s’est embarrassé ni de l’un ni de l’autre. Et c’est tant mieux, car de vraies connaissances auraient probablement fait capoter son projet :

« Si vous êtes d’accord, nous commencerons avec 50 animaux. Nous choisirons une race qui donne à la fois de la bonne laine et de la bonne viande. Nous vendrons la viande en ville. Et nous vendrons la laine aux artisans locaux pour qu’ils fabriquent des ponchos. »

« Trois pour un », fut alors la remarque énigmatique de Sebastian, le vétérinaire, avant de préciser :

« On peut nourrir trois fois plus de moutons par hectare… peut-être cinq. Une vache pèse 10 fois plus qu’un mouton. Mais on obtient deux agneaux par an, et non un seul veau. Et avec trois fois plus de moutons, on se retrouve avec six fois plus de jeunes animaux. Je pense que l’on peut aussi gagner trois fois plus d’argent, si l’on s’y prend bien. Car les moutons demandent deux fois moins de travail. »

La tête pleine de chiffres, il ne restait plus qu’à Elizabeth d’élaborer un plan d’action :

« Oui… élevons des moutons. Et nous pourrons les vendre comme Orlando vend son vin. Nous prendrons un agneau à trois pattes et nous le promènerons de restaurant en restaurant. Gentil et tout doux. Mignon. Et quand les gens demanderont pourquoi il lui manque une jambe, on leur expliquera…

‘C’est un agneau de Calchaqui. Pas un agneau normal. Il est si savoureux que nous n’avons pas eu le cœur de le manger tout entier en une seule fois.’ »

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