▪ Nous avons peut-être traité avec un peu de légèreté le cas chypriote dans notre chronique de mardi. Nous y évoquions les seuls enjeux financiers qui sont apparemment de six milliards d’euros — soit 48 heures d’injection de liquidités de la part de la Fed.
Vu le temps passé en Russie par le ministre des Finances Michalis Sarris, vu l’implication quasi-personnelle de Vladimir Poutine et la colère d’Andreï Medvedev, il semble bien que nous soyons confrontés à une « affaire » géostratégique d’une toute autre ampleur que la simple crise de liquidité dans laquelle Chypre se débat depuis neuf mois.
Quelque chose d’important est peut-être en train de se jouer entre Bruxelles (et probablement Berlin) et Moscou. Chypre héberge notamment une très grosse base stratégique de l’OTAN ainsi qu’un important effectif de soldats britanniques. Il se pourrait que la population chypriote ne soit que la victime — et l’otage — d’une partie de billard à trois bandes qui la dépasse.
Ceci illustrerait le principe selon lequel les peuples ne peuvent concevoir que leurs souffrances ne proviennent pas en grande partie d’eux-mêmes mais de manigances de véritables décideurs n’ayant aucun égard pour eux.
Les peuples sont comme les jeunes enfants qui subissent des violences. Ils pensent les avoir méritées plutôt que de remettre en cause l’autorité de l’adulte qui les leur inflige.
En l’occurrence, la population chypriote est pleinement consciente que les principes de la démocratie sont gravement remis en cause par le chantage exercé par des institutions — la BCE et le FMI, soyons clairs — dont les dirigeants ne sont ni élus, ni comptables de leur actions et décisions devant aucune représentation populaire. Et leur pouvoir de peser sur le cours des choses semble inversement proportionnel à leur légitimité vis-à-vis des peuples dont ils pilotent le destin.
▪ Pourquoi Chypre ?
Nous partageons l’avis de ceux qui considèrent que la BCE outrepasse son mandat et ses attributions en menaçant Chypre de la fermeture du robinet des prêts d’urgence destinés aux institutions bancaires. Tout le monde se souvient que les banques irlandaises –totalement exsangues — viennent de bénéficier en février d’une spectaculaire extension du délai de remboursement des prêts consentis par la BCE en 2009.
L’excuse du caractère sulfureux du secteur financier chypriote ne tient pas. Pourquoi les mêmes qui se font fort de sanctionner l’île avec la dernière sévérité aujourd’hui l’avaient-ils accueillie à bras ouverts cinq ans plus tôt en toute connaissance de cause ?
Chypre est un paradis fiscal ? Mais que dire alors de l’Irlande et de son dumping fiscal maintenu malgré la faillite du pays — via son système financier — en 2008 ? Et que dire du Luxembourg, si l’on s’aventure sur le terrain de l’évasion fiscale et du blanchiment d’argent de provenance douteuse ?
▪ On passe au plan B
Avec le pistolet de la BCE posé sur la tempe, le gouvernement chypriote a précipité l’annonce d’un plan B visant à renflouer les banques locales.
Il prendrait la forme d’un « fonds d’investissement de solidarité » et se substituerait au projet si controversé de ponction (confiscation) de 6,75 à 9,9% des dépôts bancaire. Notez que cette dernière solution serait particulièrement pénalisante pour les entreprises russes et a conduit Moscou à menacer de se délester d’une partie de ses réserves en euros.
Toutefois, Chypre ne donne aucun détail sur la façon dont le fonds de secours se financerait ni quels montants pourraient être levés. En l’occurrence, il faudrait que cela avoisine 5,8 à 6 milliards d’euros pour bénéficier du prêt de 10 milliards d’euros promis le week-end dernier par Bruxelles et le FMI.
Le gouvernement chypriote était obligé d’annoncer quelque chose compte tenu de l’ultimatum fixé à lundi par la BCE. En attendant, une restructuration des banques « à l’espagnole » semble poindre à l’horizon… et de nombreux épargnants risquent d’y perdre des années d’économies, la garantie des capitaux n’allant pas au-delà de 100 000 euros en Zone euro.
Nul ne sait cependant si ce genre d’initiative permettra d’éviter une éviction de la Zone euro, ce qui constituerait un fâcheux précédent.
▪ Les Etats-Unis respirent
Pendant que Chypre se débat avec Bruxelles et la BCE pour survivre, avec comme seule perspective d’avenir des années d’austérité, les Etats-Unis vienne de se donner de l’air. La Chambre des Représentants vient de d’approuver définitivement un délai de six mois supplémentaires accordé à l’administration américaine pour engager toutes les dépenses prévues dans le précédent budget, malgré l’explosion du plafond de la dette.
Adieu la date butoir du 27 mars (qui de facto n’en est plus une) ! La Maison Blanche dispose de six mois supplémentaires pour trouver les moyens d’éviter la fermeture partielle des services publics. C’est si simple de ne pas faire faillite, il suffit de retarder l’horloge budgétaire d’un trimestre ou deux…
A Chypre, il est possible que le gouvernement de M. Anastasiades, les banques, les entreprises et les salariés vivant du tourisme tirent le rideau de fin dès mardi prochain.
Retirez sa planche à billets à Ben Bernanke et imaginez ce qui arriverait aux Etats-Unis !
Faute de pouvoir imprimer de l’argent à volonté, Chypre va essayer de gager sa future production gazière (aucune exploitation de ces ressources présumées n’existe actuellement)… Mais cela ne convainc pas Standard and Poor’s : l’agence a dégradé jeudi soir la dette chypriote à CCC, ce qui équivaut à considérer un défaut de paiement comme une hypothèse quasi-certaine.
Chypre s’achemine vers une issue chaotique (faillite puis éviction de l’Eurozone). Et il existe un risque bien réel de contamination de la Grèce et d’autres pays bénéficiant du soutien de la BCE, au prix d’une austérité qui compromet toute chance de redressement dans un avenir prévisible.