La pandémie a mis en lumière les faiblesses de la chaîne d’approvisionnement. Une reconfiguration sera nécessaire dans les prochaines années, qui aura, comme la mondialisation, ses gagnants et ses perdants…
L’expression « chaîne d’approvisionnement » n’est qu’un nom que nous donnons à un entrelacs de logistique, d’intrants, de processus, de transport, d’emballage, de distribution, de marketing, de relations clients, de relations avec les fournisseurs et de capital humain qui, dans l’ensemble, soutiennent l’offre et la demande de chaque artefact physique, numérique, intellectuel ou artistique sur la planète et dans l’espace. La chaîne d’approvisionnement est partout.
Vous êtes le centre d’une chaîne d’approvisionnement
Une façon de comprendre la complexité et l’omniprésence de la dynamique de la chaîne d’approvisionnement consiste à vous considérer vous-même en tant que chaîne d’approvisionnement, au niveau de votre seule personne. C’est ce que propose Yossi Sheffi, chercheur au MIT, dans son livre The Resilient Enterprise (2005). Voici ce qu’il en dit [NDLR : l’illustration ci-dessous est faite avec des exemples américains, mais les chaînes d’approvisionnement fonctionnent de manière très similaire en Europe] :
Vous vous réveillez le matin au son d’un réveil. Il a peut-être été acheté chez Walmart et fabriqué en Chine. Sorti du lit, vous faites du café (du Brésil ou du Costa Rica). Vous préparez un bon petit-déjeuner composé d’œufs (acheminés par camion depuis une ferme locale), de toasts (provenant d’une boulangerie locale) et de jus d’orange (transporté dans des wagons réfrigérés depuis la Floride).
Une fois le petit-déjeuner terminé, vous consultez votre courrier électronique et les infos (sur un ordinateur fabriqué en Chine), puis vous montez dans votre voiture (fabriquée au Tennessee par une société japonaise) et faites quelques courses. Vous achetez des vêtements (fabriqués en Thaïlande et au Vietnam), vous allez chercher vos nouvelles lunettes chez l’opticien (avec des verres allemands et des montures italiennes) et vous faites le plein d’essence sur le chemin du retour (avec de l’essence raffinée à Philadelphie à partir de pétrole pompé au Nigeria, transporté à la raffinerie par pétrolier et livré par camion à votre station-service locale). Et ainsi de suite.
Vous êtes entouré de biens et de services provenant du monde entier et livrés par camion, train ou bateau (et, plus rarement, par avion) à des centres de distribution et de traitement régionaux, puis livrés à vos magasins locaux.
Vous effectuez ce que l’on appelle « le dernier kilomètre » de la chaîne d’approvisionnement en faisant vos achats avec votre propre voiture ; ou vous pouvez vous faire livrer à domicile par des vendeurs en ligne. Vous êtes au centre de votre propre chaîne d’approvisionnement humaine.
Encore plus loin : la chaîne d’approvisionnement étendue
Vous pouvez avoir une idée encore plus précise de la complexité globale en jeu lorsque vous considérez ce que l’on appelle la chaîne d’approvisionnement étendue. Cela consiste à identifier tous les fournisseurs de votre chaîne d’approvisionnement personnelle et à réfléchir aux différentes chaînes d’approvisionnement de chacun de ces fournisseurs.
Le réveil fabriqué en Chine comporte des pièces provenant de fournisseurs du monde entier (semi-conducteurs, fils de cuivre, moulages en plastique, écrans LED). Votre café du matin est préparé dans un percolateur ou une cafetière électrique composés d’acier inoxydable, de verre trempé, de semi-conducteurs et d’autres composants provenant de fournisseurs d’Allemagne, de Taïwan et du Mexique.
Les grains de café ont été torréfiés à l’étranger, emballés et livrés par conteneur sur des navires appartenant à Maersk (Danemark), COSCO (Chine) ou Hapag-Lloyd (Allemagne), qui en assurent l’exploitation.
Les navires eux-mêmes ont probablement été construits en Corée.
La voiture dans laquelle vous faites vos courses a peut-être été fabriquée dans votre région, mais elle contient des semi-conducteurs provenant de Taïwan. Les vêtements que vous avez achetés ont été fabriqués à partir de coton cultivé en Égypte et comportent des boutons en plastique fabriqués en Malaisie.
Bien sûr, nous pouvons poursuivre cette analyse indéfiniment. Les résines plastiques utilisées dans l’usine de boutons malaisienne peuvent provenir d’une entreprise chimique en Allemagne. C’est là le problème. La chaîne d’approvisionnement est vraiment sans fin car chaque produit a un ou plusieurs intrants, qui chacun a ses propres intrants, et cela en remontant jusqu’aux industries de base telles que les mines et les fonderies d’acier.
Bien sûr, ces industries possèdent leurs propres intrants de machines et d’électricité. Pour que tout cela fonctionne, il faut du capital humain, de l’expertise technique au travail manuel. La chaîne d’approvisionnement est sans fin.
Deux maillons faibles
La faiblesse de la chaîne d’approvisionnement mondiale peut être résumée en deux mots : efficacité et énergie.
L’efficacité semble pourtant être un résultat souhaitable. Elle suggère des réductions de coûts et des prix plus bas pour les consommateurs. Comment alors l’efficacité peut-elle se révéler indésirable ?
Tous les systèmes ont besoin d’une certaine forme d’énergie, or l’énergie semble abondante à l’échelle mondiale, malgré la hausse des prix de l’énergie. Comment alors l’énergie peut-elle être rendue responsable de la défaillance de la chaîne ?
Ces questions soulignent le paradoxe de l’analyse de systèmes dynamiques complexes. Or, la chaîne d’approvisionnement mondiale est l’un des systèmes les plus complexes jamais créés. Voici l’explication du paradoxe.
Commençons par l’efficacité.
La science moderne qu’est la gestion de la chaîne d’approvisionnement a vu le jour dans les années 1980 lorsque l’essor de la mondialisation et l’expansion de la puissance informatique se sont combinés pour rendre les chaînes d’approvisionnement plus complexes tout en proposant des outils pour faire face à cette complexité.
La chaîne s’allonge
La gestion de la chaîne d’approvisionnement réduit les coûts en créant des options, en partageant l’information, en éliminant les redondances, en encourageant la coopération entre les participants à la chaîne d’approvisionnement et par d’autres innovations.
Mais lorsque vous augmentez la longueur d’une chaîne d’approvisionnement pour atteindre des coûts de main-d’œuvre plus bas en Asie, par exemple, vous augmentez également le nombre de choses qui peuvent mal tourner en cours de route.
Lorsque vous limitez vos fournisseurs de transport routier aux deux qui offrent les tarifs les plus bas, vous augmentez votre vulnérabilité si l’un d’eux subit une grève ou est perturbé par une catastrophe naturelle. Si vous acheminez toutes vos marchandises entrantes vers le port de Los Angeles (au lieu de Houston, New York ou Tacoma) afin d’être proche de votre centre de distribution, que se passera-t-il lorsque le port de Los Angeles deviendra un goulot d’étranglement mondial – ce qui est déjà arrivé ?
En d’autres termes, le prix caché de l’efficacité est la vulnérabilité.
Ce qui nous amène au deuxième problème : l’énergie.
Les systèmes dynamiques complexes tels que la chaîne d’approvisionnement fonctionnent avec de l’énergie. Le problème est que les apports énergétiques augmentent de manière super-linéaire par rapport à l’échelle du système. En clair, cela signifie que si vous doublez l’échelle d’un système, vous pouvez multiplier par cinq l’énergie nécessaire (électricité, argent ou travail).
Si vous la doublez à nouveau, vous multipliez à nouveau par cinq les apports énergétiques. Cela signifie qu’après avoir doublé deux fois l’échelle du système, l’échelle est quatre fois plus grande, mais les apports énergétiques eux sont vingt-cinq fois plus importants.
Lorsque les bénéfices issus de l’augmentation de l’échelle du système sont élevés et que les coûts énergétiques sont faibles, ces rapports asymétriques des fonctions d’échelle peuvent encore être rentables en net.
Cependant, lorsque les bénéfices commencent à diminuer (en raison de la concurrence des technologies disruptives) et que les prix de l’énergie commencent à augmenter (en raison de réglementations gouvernementales et de l’inflation), l’impact du coût des intrants énergétiques sur un réseau de chaîne d’approvisionnement à fort effet de levier pèse sur le fonctionnement du système dans son ensemble.
Quand la chaîne risque de rompre
L’augmentation du coût des intrants énergétiques est exacerbée par des pénuries d’énergie flagrantes, comme celles qui apparaissent actuellement en Chine et en Allemagne. La Chine connaît des pénuries de charbon, qui représentent plus de 50% de la capacité de production d’électricité du pays. L’Allemagne connaît des pénuries de gaz naturel, qui pourraient s’aggraver si la Russie envahit l’Ukraine et si les États-Unis imposent des sanctions à la Russie. Ces pénuries d’énergie ralentissent actuellement la production dans les deux pays.
D’autres facteurs pèsent aujourd’hui sur la chaîne d’approvisionnement, notamment la pandémie et les tensions géopolitiques. Les principaux pays commerçants, tels l’Australie et la Chine, poursuivent l’objectif ridicule d’une politique de « zéro Covid », c’est-à-dire l’absence de tout nouveau foyer d’infection.
C’est impossible. Cela revient à poursuivre une politique dans laquelle personne n’attrape de rhume. L’objectif est absurde, mais les coûts sont réels.
Les chaînes d’approvisionnement devront être restructurées. Le plus grand perdant sera la Chine, car elle est la source de nombreux intrants dans la chaîne d’approvisionnement défaillante – et qui sera donc abandonnée. Les plus grands gagnants seront les États-Unis, car ce sont eux qui ont la plus grande capacité à délocaliser les maillons brisés et à reconstruire ailleurs pour remplacer les capacités perdues.
Néanmoins, la reconfiguration de la chaîne d’approvisionnement prendra entre cinq et dix ans. En attendant, il faut s’attendre à des rayons vides, à des coûts plus élevés et à une croissance plus lente dans les entreprises les plus touchées par la défaillance de la chaîne.