En l’espace de quelques mois, les budgets équilibrés sont devenus de l’histoire ancienne, les excédents commerciaux se sont transformés en déficits commerciaux, les gains salariaux ont été stoppés, et les fondations d’une dette de 100 000 milliards de dollars ont été posées.
« Nous allons poursuivre cette politique – saigner l’Amérique jusqu’à la faillite. » – Oussama ben Laden.
Le piège était évident. Mais nous nous sommes quand même jetés dedans.
Dimanche dernier, il y a une semaine, nous avons assisté à une messe chantée en latin à l’église Saint-Roch à Paris. Presque tous les sièges étaient occupés, des centaines de personnes y ont participé, et la plupart d’entre elles connaissaient les paroles des chants en latin.
« Détournez-vous du matérialisme, a déclaré le prêtre, du haut de la chaire située au centre de l’église. Les choses… Facebook… vos nouvelles robes, et vos vacances ne sont qu’une distraction. Vous devez vous concentrer sur Dieu. »
Ce n’est pas une thématique très originale… Mais les fidèles semblaient satisfaits.
Après la messe, nous nous sommes promenés au jardin des Tuileries, juste à côté.
Tout à coup, cinquante-cinq ans se sont évanouis. Un souvenir, presque plus vif que le présent, s’est imposé à nous. Nous nous sommes souvenus de notre première visite dans le parc, il y a plus d’un demi-siècle, lors de notre première année à l’étranger en tant qu’étudiants.
C’était un jour d’hiver, en 1969. Le soleil, à peine visible à travers les minces nuages, semblait suspendu dans le ciel comme la cendre d’une cigarette, attendant la tombée de la nuit. Le parc, beaucoup moins fréquenté par les touristes qu’aujourd’hui, était encore ouvert.
Sarah, une amie de l’école, était avec nous. Grande et sûre d’elle, elle n’avait peur de rien. Lorsque des hommes la dévisageaient dans le métro, elle leur rendait leur regard, jusqu’à ce qu’ils détournent le leur. Ses parents l’avaient envoyée à Paris, où elle était censée étudier l’histoire de l’art.
Nous nous promenions dans le parc lorsqu’elle vit la sculpture d’un lion surdimensionné. (Une statue de Cain, 1873.) Tentée, elle sauta sur son dos, comme Calamity Jane sur un cheval sauvage.
Il ne fallait pas marcher sur l’herbe et encore moins sauter sur une vénérable statue. Et lorsque nous avons entendu le sifflet du gendarme, elle est descendue et nous avons continué notre promenade.
Sarah était un « esprit libre ». Mais nous l’étions tous, Américains… jeunes, fiers, libres, ambitieux… et très admirés, même à Paris.
Nous étions les « bons », à l’époque. Du moins, c’est ce que nous pensions. Oui, nous avions commis des erreurs, la guerre du Viêt Nam, par exemple. Mais elle serait bientôt terminée. Et nous avions retenu la leçon : nous ne recommencerions pas ! C’est du moins ce que nous pensions.
Nous avions de l’argent. Les universités américaines produisaient plus de scientifiques et d’ingénieurs que jamais. La Chine était un pays du « tiers monde » affamé. L’Union soviétique était dirigée par des incompétents gériatriques qui suivaient un programme voué à l’échec. Pour les Etats-Unis, il n’était question que d’aller de l’avant et de gravir les échelons… et nous, la classe des années 1970, non tempérée et libre, allions ouvrir la voie.
Mais c’était avant que deux événements décisifs de l’Histoire ne surviennent… et nous empêchent d’envisager l’avenir que nous espérions.
Tout d’abord, deux ans seulement après notre première visite à Paris, en 1971, le nouveau dollar axé sur le crédit de Nixon – une forme de monnaie purement papier, sans aucune garantie autre que la bonne foi et le crédit du gouvernement américain – est devenu une monnaie légale.
A l’époque, la bonne foi et le crédit des Etats-Unis étaient incontestés. Bien qu’il soit passé presque inaperçu, ce changement de monnaie a fait passer les Etats-Unis d’un pays qui gagnait honnêtement sa vie à un pays qui vivait en imprimant de plus en plus de dollars de crédit.
En l’espace de quelques mois, les budgets équilibrés sont devenus de l’histoire ancienne, les excédents commerciaux se sont transformés en déficits commerciaux, les gains salariaux ont été stoppés, et les fondations d’une dette de 100 000 milliards de dollars ont été posées.
Le second grand tournant a eu lieu trente ans plus tard. Une fois de plus, nous étions à Paris et nous nous promenions dans le jardin des Tuileries en rentrant du bureau. Ce souvenir nous est revenu aussi à l’improviste, comme un cauchemar récurrent… et un sentiment de fatalité. Nous nous sommes souvenus des employés réunis autour d’un écran pour regarder la fumée s’élever du World Trade Center… et puis, effroyablement, les tours se sont effondrées.
L’un de nos collaborateurs français s’est approché de nous, dans un geste de solidarité et de sympathie, et a dit : « Nous sommes tous Américains maintenant. » C’est probablement l’une des rares fois que nous avons bénéficié du respect et de l’approbation sincères du monde entier.
En marchant dans le jardin des Tuileries, en ce mois de septembre, il y a vingt-trois ans, nous avions le sentiment que les choses ne seraient plus jamais les mêmes, que la paix et la prospérité du monde, dirigé par les Etats-Unis, avaient pris fin.
Ce n’est pas que nous craignions d’autres attaques terroristes. Le 11 septembre a été l’attaque terroriste la plus folle de notre Histoire. Il était peu probable qu’un événement identique se produise et menace l’empire de « l’Occident ».
Ce que nous avons senti venir, comme un taureau rendu fou par une mouche, c’est la réponse des Etats-Unis. L’attentat du 11 septembre a été une réussite du point de vue des terroristes, non seulement parce qu’il a donné lieu à la destruction des tours emblématiques de l’ordre mondialisé – les tours du World Trade Center –, mais aussi parce qu’il a provoqué la colère des Etats-Unis, qui se sont sentis obligés de réagir.
La véritable réussite, pour les terroristes, a été de pousser les décideurs politiques américains à s’étrangler eux-mêmes.
A ce moment-là, en 2001, le gouvernement américain avait une dette de 6 000 milliards de dollars. C’était encore gérable. Le budget fédéral était encore plus ou moins équilibré. Et notre véritable rival, l’Union soviétique, avait abandonné la course depuis dix ans.
Au lieu de poursuivre calmement les coupables, à un coût négligeable, et de s’en tenir aux principes d’une société civile fiscalement responsable et respectueuse des lois, l’administration Bush, sous l’emprise des néoconservateurs, de l’industrie de la puissance de feu et des partisans israéliens de la ligne dure, a lancé une guerre inutile contre… personne en particulier (c’est-à-dire contre des terroristes).
Les troupes américaines se sont rapidement mises en marche vers l’Irak, ce qui n’avait aucun sens : le dirigeant irakien, Saddam Hussein, était tout aussi opposé aux terroristes que les Etats-Unis. Et les terroristes du 11 septembre étaient presque tous des Saoudiens, pas un seul Irakien n’était parmi eux. Mais l’Arabie saoudite avait conclu un pacte secret avec les Etats-Unis et était également un important détenteur de bons du Trésor américain.
Les guerres qui en ont résulté ont coûté aux Etats-Unis environ 8 000 milliards de dollars… et pas moins d’un million de morts.
Elles ont également entraîné l’empire dans sa chute, en le ruinant par des guerres stériles et des déficits sans fin.