La Chronique Agora

L’attaque des bestioles monétaires

Les relations entre la monnaie et le réel sont devenues complexes – et la prolifération de produits financiers a aggravé la situation.

Alan Greenspan était certainement le plus intelligent des banquiers centraux – il n’avait pas beaucoup de concurrence, il est vrai –, et il avait mis le doigt sur ce que j’ai commencé à expliquer hier. Relisez la citation ci-dessous :

« Le problème est que nous ne pouvons extraire de notre base de données statistique ce qu’est une vraie monnaie, conceptuellement, que ce soit en mode transactions ou en mode réserve de valeur. L’une des raisons à cela, bien entendu, est que la prolifération de produits [financiers] a été à tel point extraordinaire que le véritable mix sous-jacent de monnaie dans nos données sur la monnaie et la quasi-monnaie évolue continuellement. En conséquence, si, nécessairement, en fin de compte, l’inflation doit être un phénomène monétaire, la décision de fonder une politique sur les mesures de la monnaie présuppose qu’on puisse localiser cette monnaie. C’est là une thèse de plus en plus incertaine. »

Alan Greenspan, lors de la réunion du FOMC de juin 2000

Greenspan regardait la situation par l’autre bout : il s’interrogeait sur l’inefficacité de la politique monétaire – et il répondait qu’elle était inefficace parce que l’on ne savait plus ce qu’était la monnaie, on ne pouvait plus la distinguer de la quasi-monnaie.

Moi je renverse la perspective. Je m’interroge sur les quasi-monnaies et pourquoi elles ne sont plus analysables en termes fondamentaux. A quoi je réponds : c’est parce qu’elles ont perdu leur ancrage dans le fondamental et sont devenues des bestioles monétaires.

Les investisseurs par la valeur n’ont pas compris cette mutation ; ils restent prisonniers de l’essence ancienne des actifs financiers, essence qui les rattachait au réel et aux valeurs économiques et micro-économiques.

Je formule autrement pour bien insister : les dérégulations et les pratiques des banques centrales ont permis d’unifier le champ des monnaies et le champ des quasi-monnaies. On passe de l’un à l’autre sans changer de nature, ils sont interchangeables.

Désancrage

Tout se passe comme si on avait désancré les actifs financiers de leur ancrage dans le monde réel, l’économie, le fondamental pour les transformer en pure commodities comme les monnaies elles-mêmes.

De la même façon que les monnaies sont désancrées depuis 1971 et 1973, les actifs financiers aussi se sont trouvés désancrés. On a coupé le lien avec le fondamental pour créer un lien quasi-direct avec le monétaire. C’est un phénomène qui n’a pas été théorisé ni même perçu, mais c’est la nouvelle réalité.

C’est la seule hypothèse qui permet de comprendre le monde financier et monétaire depuis 40 ans – de comprendre à la fois ses crises et sa résilience.

Je résume et conclus : les actifs financiers ont, comme la monnaie, été libérés du poids du réel économique. Ils ne sont plus que des actifs quasi-monétaires.

Leur nouvelle nature, après cette mutation, est monétaire. Cette mutation a rendu les actifs financiers frivoles mais manipulables par les banques centrales. Elles en ont pris le contrôle, et c’est pour cela que d’une part, elles peuvent s’opposer aux crises périodiques, et d’autre part, elles sont maintenant otages, prisonnières du monstre qu’elles ont créé.

Leurs interventions répétées comme celles de mars dernier, par exemple, sont obligatoires. Elles ne peuvent y échapper car il faut à tout prix démontrer que les actifs financiers sont toujours aussi bons que la monnaie de base… et que l’on peut passer de l’un à l’autre sans perdre trop. Il faut sans cesse maintenir le caractère monétaire des actifs financiers, leur « moneytitude ».

[NDLR : Retrouvez toutes les analyses de Bruno Bertez sur son blog en cliquant ici.]

Recevez la Chronique Agora directement dans votre boîte mail

Quitter la version mobile