La Chronique Agora

Après le gaz, Internet ?

La souveraineté européenne est à nouveau menacée : même s’il est censé être décentralisé, le réseau internet peut devenir inutilisable avec la coupure de quelques câbles.

L’inquiétant épisode de sabotage du gazoduc Nord Stream est venu rappeler que l’économie européenne s’appuie sur de fragiles infrastructures.

Dans une quasi-indifférence médiatique, notre principale autoroute gazière a été détruite. Au-delà du discours convenu des premiers jours, aucun effort significatif n’a été mené pour mettre au grand jour les instigateurs de l’attaque, et le Vieux Continent s’est retrouvé sans possibilité matérielle de renouer le dialogue avec la Russie pour reprendre les achats de gaz.

Dans cette attaque, l’Europe a perdu une part de sa souveraineté. Du jour au lendemain, les achats de gaz ont cessé d’être des facteurs économiques, énergétiques, et diplomatiques qui auraient pu inciter Moscou à cesser les hostilités : ils sont devenus matériellement impossibles.

Et, pour l’économie européenne, les tensions créées par le manque d’énergie en 2022 ont eu les effets dramatiques que l’on sait.

Les réseaux gaziers ne sont cependant pas les seules infrastructures vitales pour notre économie et notre vie quotidienne. L’accès à Internet, que nous tenons pour acquis tant il est devenu facile et ubiquitaire, dépend largement de quelques câbles qui relient l’Europe au reste du monde.

Véritables centres névralgiques des échanges numériques, ces câbles représentent une fragilité inédite de notre société… et l’Europe se trouve à quelques coups de pelleteuse bien placés d’un black-out numérique généralisé.

Francfort découvre sa vulnérabilité numérique

Il y a quelques jours, une erreur sur un chantier ferroviaire de la Deutsche Bahn (l’équivalent de notre SNCF) à Francfort a provoqué le sectionnement de quatre câbles de fibre optique.

Ce genre d’incident, pourtant fréquent lors des travaux publics, a totalement paralysé la compagnie Lufthansa qui utilise l’aéroport de Francfort comme centre névralgique. Du fait de la perte de connexion, l’enregistrement et l’embarquement des passagers sont devenus impossibles. Plus de 230 vols ont dû être annulés, et les effets en cascade ont conduit à dérouter des vols vers d’autres aéroports causant près de 150 retards supplémentaires.

En théorie, le réseau internet est censé être décentralisé et maillé afin que la disparition d’une connexion ne puisse jamais conduire à une perte totale de connexion. En pratique, l’expérience montre que la rupture brutale d’un lien majeur entraîne des effets en cascade sur le réseau qui rendent Internet purement et simplement inutilisable.

Pour comprendre pourquoi Internet n’est pas si résilient que l’on croit, il suffit de prendre l’exemple du réseau routier. Une ville desservie par une autoroute et quelques routes nationales n’est pas ultra-connectée : elle est dépendante de la bonne santé de son axe principal. Toute fermeture brutale de l’autoroute conduit instantanément au report des conducteurs vers les réseaux secondaires, qui saturent et dont le flux de véhicules se réduit du fait de leur congestion. En pratique, il devient impossible d’entrer ou sortir de la ville, conduisant à son isolement… alors qu’un seul axe a été coupé.

Ainsi, pour mettre à terre l’Internet européen, des adversaires mal intentionnés n’auraient qu’à rendre inopérantes quelques-unes de nos autoroutes numériques.

L’Etat-major s’inquiète du risque numérique

Pierre Vandier, le chef d’Etat-major de la Marine nationale, s’est inquiété publiquement lors d’une audition parlementaire de voir les forces étrangères s’intéresser de plus en plus aux câbles sous-marins dont l’existence est connue mais dont la profondeur protégeait, historiquement, des risques de sabotage :

« Nous nous sommes aperçus que des étrangers montraient un intérêt particulier à naviguer au large de nos côtes, juste à la verticale de câbles sous-marins. »

Les grandes armées étrangères (de Russie ou de Chine, mais aussi des Etats-Unis) ont la capacité de surveiller et détruire les câbles qui reposent parfois à plusieurs milliers de mètres de profondeur. Plus inquiétant encore pour notre souveraineté, les opérateurs admettent ne pas être à l’abri « d’écoutes » du trafic, qui permettent des attaques discrètes contre nos intérêts même en temps de paix.

A l’échelle de la planète, il n’existe que 450 câbles majeurs, qui s’étendent sur plus de 1,3 million de kilomètres. La France, de son côté, n’en compte qu’une vingtaine (dont la plus grande partie arrive à Marseille).

Isoler le Vieux Continent en coupant les connexions marines ne représenterait donc pas un défi technique et militaire colossal, tout en mettant à terre notre économie. E-mails, visio-conférences, virements bancaires, e-commerce, déclarations d’impôts : la disparition des services numériques quotidiens conduiraient à une récession d’une ampleur inégalée.

La connexion de l’Europe à l’Internet mondial s’appuie sur quelques câbles seulement. Infographie : Submarinecablemap.com

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’infrastructure numérique ukrainienne fut visée dès les premiers jours de l’invasion russe. Moscou avait fait le pari de paralyser le pays, démoraliser la population, et rendre l’armée aveugle, sourde, et muette en interrompant les communications sur le territoire.

Il a fallu l’arrivée du Starlink d’Elon Musk pour rendre cette stratégie caduque. En fournissant un accès à Internet dépendant non plus de quelques installations terrestres, mais d’un essaim de satellites, SpaceX a rendu impossible le black-out de l’Ukraine.

Cette porte de sortie miraculeuse (elle aurait été impossible dans les années 2010) n’est pourtant pas une garantie pérenne pour l’Europe. Les opérateurs de télécommunication américains écoutent, sans s’en cacher, le trafic qui transite par leurs infrastructures.

Et, à l’instar du GPS qui dépend de Washington, le réseau Starlink peut être activé et désactivé à l’envie sur simple décision de la Maison-Blanche. Pour l’Europe, une telle dépendance est inacceptable.

Iris2 : l’Europe veut protéger sa souveraineté

Si nos dirigeants faisaient peu de cas de la fragilité de notre réseau Internet, la pandémie a été l’occasion de repenser notre dépendance aux infrastructures américaines et notre vulnérabilité face aux attaques.

En début d’année dernière, la France a revu sa doctrine de maîtrise des fonds sous-marins jusqu’à 6 000 mètres. Ce mois-ci, les députés européens ont voté à la quasi-unanimité le déploiement d’une constellation européenne apportant l’Internet à haut débit sans dépendre du bon vouloir des Etats-Unis.

Baptisée Iris2, elle sera l’équivalent Internet de la constellation Galileo, qui a été lancée en 2014 pour nous affranchir du GPS américain. Signe que nos dirigeants ont pris conscience de l’urgence, le calendrier a été accéléré. Les premiers appels auprès des industriels seront passés dès le printemps, pour que les contrats puissent être signés avant 2024. Le service devrait être opérationnel avant fin 2027, le tout pour un montant compris entre 3 et 6 Mds€.

Par rapport au programme Galileo dont la gestation a duré plus de 13 ans (et même 16, en comptant les 3 ans nécessaires pour voter le projet), la constellation Iris2 devra passer toutes les étapes administratives et techniques sans encombres pour espérer être fonctionnelle dans moins de 5 ans.

Il le faut car, privée d’Internet, l’économie européenne s’effondrerait. Les quelques milliards d’euros mobilisés sont une goutte d’eau face à l’effort de guerre que nous menons actuellement, et la seule présence d’une flotte satellitaire fonctionnelle et souveraine rendrait vaines les attaques sur nos infrastructures terrestres de communication.

En terme de retour sur investissement, Iris2 fait partie des rares projets à avoir une rentabilité incontestable pour les contribuables européens.

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