La Chronique Agora

L’aléa moral : la dérive financière qui menace l’économie mondiale (1/2)

L’aléa moral, initialement une notion liée à l’assurance, s’est profondément ancré dans la finance mondiale. Comment expliquer sa persistance, malgré des politiques monétaires apparemment restrictives ?

Qu’est-ce que l’aléa moral ?

A l’origine, cette notion était réservée au domaine de l’assurance. Par exemple, un automobiliste pourrait être moins vigilant s’il sait qu’en cas d’accident, il sera remboursé. Pour faire face à cet aléa, une cotisation est imposée à tous, y compris aux conducteurs prudents, mais les tarifs sont modulés. Ainsi, on encourage les « bons » conducteurs en appliquant des réductions à ceux qui n’ont pas d’accident, tandis que ceux ayant des sinistres voient leur cotisation augmenter l’année suivante (système du bonus-malus).

Les clients sont donc censés adopter des comportements responsables au volant, mais ils peuvent parfois dissimuler des informations à leur assureur.

L’aléa moral a été largement évoqué à la fin des années 2000 aux Etats-Unis, dans le secteur financier. On a reproché aux banques d’avoir pris des risques en prêtant à des clients insolvables, en sachant qu’en cas de défaillance de ces clients, l’Etat ou la banque centrale interviendrait pour les secourir. L’aléa moral désignait ici les comportements irresponsables de ces banques, comptant sur l’intervention du prêteur ou acheteur en dernier ressort (la banque centrale apportant de la liquidité et/ou l’Etat des capitaux, rétablissant ainsi leur solvabilité).

Cet aléa moral est bien illustré par l’asymétrie de comportement des banques centrales, qui sont très réactives pour assouplir le crédit en période d’aversion au risque ou de ralentissement économique, voire lors de chutes des marchés boursiers, mais qui se montrent très réticentes à durcir véritablement leur politique monétaire lorsque l’inflation s’emballe. Le fameux put des banquiers centraux est étroitement lié à la notion d’aléa moral.

Pourquoi cette notion de put ? En finance, lorsque vous vendez un put sur un actif financier à un prix déterminé, cela signifie que vous pariez sur l’impossibilité que cet actif tombe en dessous de ce prix. Face à vous, un acheteur spécule ou cherche à se couvrir contre une baisse du cours de cet actif.

Cependant, sur un véritable marché, en tant que vendeur d’un put, vous pouvez être exercé par l’acheteur en cas de forte baisse du cours de l’actif, ce qui peut entraîner des pertes importantes. Par exemple, si vous avez vendu un put à 30 $ et que l’indice ne vaut plus que 20 $ à l’échéance du contrat, vous devez acheter l’actif à 30 $ pour le « livrer » à celui qui vous a acheté le put. Cela peut rapidement devenir catastrophique si le cours chute encore plus, à 15 $, 10 $, voire moins.

Mais rien de tout cela ne s’applique au put des banquiers centraux. En effet, ils offrent implicitement aux investisseurs une sorte d’assurance quasi-inconditionnelle contre la baisse des cours de nombreux actifs financiers au-delà d’un certain seuil (seuils naturellement inconnus, mais que les marchés tentent en permanence de « deviner »).

Malgré des politiques monétaires en apparence restrictives en 2022-2023 aux Etats-Unis et en zone euro, il n’est pas erroné de parler d’une économie de l’aléa moral depuis 2009.

Trois raisons principales permettent d’expliquer la persistance de cet aléa moral.

La première explication repose sur une mauvaise interprétation des conditions monétaires qui prévalent dans l’économie. La financiarisation extrême de la décennie 2010, sous la responsabilité des banques centrales, a créé un certain nombre d’illusions, mais elle a aussi affaibli la compréhension d’une macroéconomie de bon sens. Cela a eu pour effet de miner la crédibilité des banques centrales et de certains économistes.

Dans ce contexte, le moindre relèvement de taux est perçu comme restrictif. C’est un peu comme lorsqu’on gâte un enfant : le moindre refus des parents devient insupportable. Par exemple, le cycle de resserrement monétaire entamé en juillet 2022 en zone euro était particulièrement atypique.

La Banque centrale européenne (BCE) devait gérer un arbitrage délicat : lutter contre l’inflation, tout en évitant de créer les conditions d’une crise financière majeure provoquée par un désendettement forcé de nombreux acteurs financiers (déleveraging). Fallait-il pour autant que les banques centrales cèdent aux pressions des marchés financiers, qui dès la fin 2023 réclamaient un nouvel assouplissement du crédit ?

La réponse est un triple « non ».

De nombreux analystes et économistes prétendent que les conditions monétaires et financières sont devenues restrictives. C’est une interprétation un peu simpliste, basée sur l’idée que de nombreuses entreprises seraient aujourd’hui incapables de fonctionner dans un environnement normal de taux plus élevés (alors que, dans l’absolu, les taux réels ne sont pas si élevés) et de liquidité moins abondante (même si les excédents de liquidités dans le système bancaire restent anormalement élevés).

Ce n’est pas parce que certains se sont surendettés ou mal endettés durant une période de taux nuls qu’il faut adapter la politique monétaire à leur avantage. D’autant que le niveau des actifs financiers dits « risqués » indique des conditions accommodantes (indices boursiers à des niveaux historiquement élevés, spreads corporate investment grade et high yield faibles, etc.).

Il est également extrêmement dangereux de penser — et de continuer à croire — qu’il est possible de résoudre des problèmes structurels de l’économie (tels que la compétitivité ou l’innovation) simplement par des taux d’intérêt toujours plus bas et une liquidité toujours plus abondante.

En réalité, les programmes de rachat d’actifs ont inondé les marchés financiers de liquidités, auto-entretenant ainsi certaines bulles sur les actifs (jusqu’en 2021, et à nouveau depuis fin 2023, dans l’anticipation de la fin des politiques monétaires supposément restrictives).

En parallèle, ces programmes ont financé des politiques budgétaires expansionnistes, notamment durant la période COVID, avec un excès évident. Ce financement a permis d’assurer les prestations sociales pour les ménages, de répondre aux revendications catégorielles, de mettre en place des boucliers fiscaux ou des « cadeaux » fiscaux aux entreprises, autrement dit, de couvrir des dépenses publiques ou de réduire les impôts. Cela a accru le pouvoir d’achat et donc le potentiel d’inflation.

En résumé, toutes les formes d’inflation ont été favorisées : l’inflation des actifs financiers, mais aussi celle des biens et services. Certes, l’inflation des biens recule, mais celle des services reste persistante, et l’inflation des actifs financiers devient grotesque, insolente et exubérante.

Nous verrons dans notre prochain article que cet aléa moral persistant repose sur le lien entre les conditions monétaires et le compte d’exploitation d’une banque centrale, et sur le nouveau mode de fonctionnement de l’économie.

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