La Chronique Agora

Warren Buffett aurait-il perdu son flair en matière d’investissement ?

▪ Est-ce le moment de ne rien faire en Bourse, comme le suggèrent certains stratèges qui publient le fruit de leurs cogitations dans la presse économique anglo-saxonne ?

La question mérite en effet d’être posée. Les indices boursiers enchaînent les allers-retours au sein d’un corridor de 4% d’amplitude depuis deux semaines. Du point de vue des plus optimistes, cela constitue un scénario encourageant vu la tension insoutenable qui se renforce jour après jour sur les marchés obligataires.

Si certains opérateurs se laissent dissuader par une visibilité économique quasi nulle, ce n’est pas le cas de Warren Buffett.

Le « sage d’Omaha » a retrouvé l’inspiration et le fait savoir. Voilà un événement amplement médiatisé qui a fait le buzz dans les salles de marché lundi soir.

Et c’est vrai que le choix de W.B. nous a surpris !

Contrairement à nos attentes, il n’a pas déniché une nouvelle pépite grâce à son flair légendaire… ni ramassé une action injustement décotée dont la valorisation représentait à peine la moitié de sa trésorerie nette… ni même misé sur une star des énergies vertes dont les cours ont plongé plus que de raison après la faillite de Solyndra cet été en Californie.

Non. Warren Buffett n’a suivi aucune des pistes habituelles et il a jeté son dévolu sur… IBM, ramassant 5,6% du capital au cours des derniers mois.

Que voilà un choix prometteur ! Et quel pari audacieux !

Ce n’est pas donné à tout le monde d’acheter le deuxième plus gros pilier du Dow Jones au plus haut historique. En effet, IBM surperforme la plupart des indices américains de 25%, en grande partie du fait des achats massifs réalisés ces derniers mois par Berkshire Hathaway.

▪ Avec son entrée au capital de Goldman Sachs, nous pouvons affirmer que Warren Buffett a conclu une alliance contre nature avec l’une des firmes d’investissement les plus controversées (sacré euphémisme !) de la planète. La banque d’investissement est experte dans la manipulation des cours de Bourse mais également des matières premières… et des politiciens.

Goldman Sachs est la banque d’affaires qui totalise le plus de plaintes et pour le plus grand nombre de motifs aux Etats-Unis. Qu’est-ce que qui a incité Warren Buffett — dont la probité était au contraire légendaire — à s’associer avec le symbole ultime de tous les griefs du peuple américain (et de bien d’autres sur la planète) contre Wall Street et contre ceux qui infiltrent la Maison Blanche et corrompent les membres du Congrès ?

Qu’est-ce qui l’incite aujourd’hui à faire le même choix qu’un gérant débutant à qui ses supérieurs recommandent de privilégier par sécurité les valeurs vedette de la cote ? Il paraît que ça fait toujours bien dans le portefeuille en vertu du principe buy high, sell higher [NDLR : acheter au plus fort, vendre au plus haut]. C’est le genre de stratégie que poursuivent les investisseurs sans courage et sans imagination, ceux qui préfèrent avoir tort avec tout le monde plutôt que de risquer de perdre leur emploi de minuscule tâcheron de la finance.

Bref, l’investissement massif dans IBM ressemble à l’antithèse totale de ce qui a fait la fortune de Warren Buffett.

▪ Mais sa mésalliance avec Goldman Sachs n’en fait pas un idiot, et c’est là que nous vient un terrible soupçon. Qu’est-ce que le choix d’IBM, plutôt que n’importe quelle star prometteuse du cloud computing ?Warren se méfie du vaporware, c’est-à-dire des logiciels dont les sorties sont annoncées mais toujours retardées. Pourquoi ne pas choisir des services aux personnes âgées — ça c’est du concret ! Que nous révèle le choix de Warren pour l’avenir ?

Supposons que le plus sagace des investisseurs (et il n’est pas tout seul, une brillante équipe l’assiste) ait conservé sa faculté de se projeter — comme au début de sa carrière — une demi-douzaine d’années dans l’avenir.

Pourquoi privilégier un mastodonte qui fonctionne comme une armée déployée sur un théâtre d’opérations planétaire et dont chaque mouvement est observé, disséqué et qui serait bien en peine de ménager le moindre effet de surprise pour dominer ses adversaires ?

Et si le critère de choix était le suivant : en cas de crise systémique gravissime, de bouleversements économiques majeurs, quelle firme présenterait les meilleures chances de survie en imaginant le pire des scénarios ?

Cela illustrerait une des maximes préférées de Warren : « nous devenons simplement craintifs lorsque les autres sont avides, et avides lorsque les autres sont craintifs ».

▪ L’avidité a nettement repris le dessus mardi soir à Wall Street. Les indices américains ont subitement inversé la vapeur vers 18h15, alors que les opérateurs ont été avertis de la formation puis de la présentation imminente du nouveau gouvernement de Mario Monti en Italie.

Le Dow Jones s’est envolé de 150 points en moins d’une heure, après avoir longuement flirté avec les 12 000 points. L’indice historique clôture sur un modeste gain de 0,15% à 12 096 après avoir culminé à 12 165.

Le S&P est repassé de -0,65% à +0,5% et le Nasdaq de -0,35% à +1,1%, alors que l’euro rebondissait de 1,3490 vers 1,3550 $.

Beaucoup de commentateurs évoquaient hier soir les bons chiffres américains du jour. Ce serait oublier un peu vite qu’ils n’avaient pas réussi à maintenir Wall Street dans le vert au-delà du premier quart d’heure de cotation.

Une autre préoccupation plombait l’ambiance depuis le début de la matinée : la tension des taux longs en Europe. Les dettes des « PIGS » ne sont plus les seules sous pression (30,5% sur le 10 ans grec, 7,15% sur le 10 ans italien et 6,35% sur le 10 ans espagnol). En effet, l’écart de rendement entre la Belgique, la Hollande (qui rentre en récession) et l’Allemagne se creuse sensiblement pour atteindre un écart historique.

La meilleure illustration nous est fournie par le spread entre la France et l’Allemagne qui établit un nouveau record à 190 points de base : les OAT affichent plus de 3,65% de rendement.

▪ Notons que si le CAC 40 a chuté de 1,9% (sous les 3 050 points) ce mardi, la Bourse de Francfort n’a cédé que -0,9%, malgré une nouvelle chute verticale de l’indice ZEW du climat des affaires en Allemagne (à -55,2 contre -48,3 en octobre).

L’Allemagne, comme nous l’évoquions hier matin, continue de s’opposer tout aussi fermement à la création des Eurobonds qu’à la possibilité pour la BCE de monétiser — beaucoup plus massivement qu’elle ne le fait depuis deux ans — les émissions de dettes souveraines victimes du feu roulant de la spéculation.

Cette épée de Damoclès suspendue au-dessus des fragiles liens qui unissent encore les pays de l’Eurozone a éclipsé durant plusieurs heures le recul de 0,3% des prix à la production aux Etats-Unis en octobre (grâce à la baisse du pétrole). Il en va de même pour la progression de +0,5% des ventes de détail et le redressement de l’indice Empire State de la Fed de New York qui remonte à +0,6 (après avoir chuté jusque vers 8,5% en octobre).

▪ Les économistes de Morgan Stanley — qui tentent depuis quelques jours de convaincre Wall Street que le risque de récession évoqué pour fin 2011 début 2012 est très exagéré — se sont empressés de réviser à la hausse leurs prévisions de croissance du PIB US. En effet, ils sont passés de 3,3% à 3,5% en rythme annuel, ce qui a contribué à propulser le baril de pétrole au contact des 100 $ (il clôture en hausse de 1,2% à 99,35 $).

Pensez-vous que la fermeté du dollar face à un panier de devises internationales, combinée à une flambée de 20% du baril en deux mois, constitue le meilleur argument en faveur d’une accélération de la croissance aux Etats-Unis ?

C’est exactement ce que les marchés pensaient en juillet 2008 lorsque les indices boursiers culminèrent en même temps que le pétrole vers 148 $ le baril : vous connaissez la suite !

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