▪ Nous soupçonnons parfois que les médias anglo-saxons nous prennent pour des idiots. Il était difficile de ne pas se laisser envahir par ce genre de doute après la publication ce jeudi à 16h d’un plongeon de 5,2% des commandes à l’industrie (au lieu des -2,5% anticipés). Cette chute a débouché au bout d’une poignée de minutes sur une envolée supplémentaire de 60 points du Dow Jones, ce qui portait son avance à 100 points par rapport à mercredi soir — tout près de son zénith annuel.
Les investisseurs pouvaient difficilement imaginer pire chiffre, 48 heures après un ISM manufacturier qui nous avait laissé sans voix — avec une forte hausse de l’activité industrielle américaine sur fond de ralentissement mondial.
Mais avec des commandes à l’industrie à -5% et plus, il était strictement impossible de s’en sortir avec un « c’était moins pire que prévu », ni un « cela va décider la Fed à lancer un QE3 ».
▪ L’explication qui va bien
Alors les commentateurs de CNBC, FOX-TV, MarketWatch (et d’autres) se sont creusé le cerveau durant plus de deux heures avant de nous pondre vers 19h (heure française) « l’explication qui va bien », celle qui — aux yeux d’un naïf intégral — permet de justifier l’injustifiable.
Personne n’avait prêté attention 90 minutes auparavant aux chiffres des inscriptions hebdomadaires aux allocations chômage. La dernière semaine de septembre s’était conclue par une légère dégradation du marché du travail, avec +4 000 demandeurs d’indemnité, ce qui portait le total à 367 000.
Nous n’avions (ni nous ni personne) observé la moindre réaction des opérateurs à 14h30… rien à 15h, toujours rien à l’ouverture de Wall Street à 15h31. Mais des gros titres ont commencé à fleurir saluant les chiffres de l’emploi « moins mauvais que prévus ».
Le marché en réalité n’anticipait rien, sinon une stabilisation après l’enquête ADP publiée la veille… mais les plumitifs « permabullesques » (pour qui les marchés doivent toujours monter quoi qu’il advienne car il y va du moral des pauvres gogos qui les lisent) ont décrété que cela aurait pu être pire, d’où le coup de chapeau des marchés face à une hausse — somme toute modeste — du nombre de sans-emploi.
Nous avons eu la curiosité de lire quelques commentaires de lecteurs anglo-saxons. La plupart d’entre eux se demandaient s’il existait une limite à la capacité des journalistes financiers d’insulter leur intelligence.
La réponse semble être clairement négative.
▪ Une explication plus technique
Examinons maintenant le cas de figure sous un angle plus technique. Jeudi soir, grâce au rebond survenu au cours de la dernière heure, le S&P préservait in extremis le support oblique court terme gravitant vers 1 450. Si les marchés avaient réagi rationnellement à 16h00 (et quelques secondes), une baisse se serait enclenchée, invalidant instantanément la tendance haussière : il n’y avait pas de marge de sécurité en clôture mercredi soir.
Entre l’activation des stops de protection et la multiplication des ventes de précautions, une réaction en chaîne risquait de précipiter une chute des actions américaines, sans cesse repoussée depuis le 14 septembre dernier aux Etats-Unis.
Dans le détail, qu’avons-nous observé ? Dès 16h des opérateurs ont vendu le chiffre, certains n’ont pas hésité à passer « short » (après tout, les places européennes évoluaient dans le rouge). Mais au bout de deux minutes, ils se sont fait déchirer par une hausse de 0,5% sortie de nulle part.
Ils ont débouclé leurs positions en catastrophe et ont ainsi contribué à faire grimper les cours… alors même qu’ils étaient vendeurs. Un grand classique, certes, mais il ne faut pas s’étonner que les actionnaires de bonne foi désertent ce genre de marché, qui reflète bien davantage une guerre des robots qu’une quête de la plus grande efficience en matière de fixation du prix d’un actif.
Alors les robots — enfin ceux qui les programment, il y a tout de même une intention très humaine derrière tout cela — prennent un malin plaisir à se refiler le papier entre eux. Comme ils sont pratiquement tout seuls à remplir les carnets d’ordres, ils peuvent tranquillement maintenir les cours en apesanteur.
▪ Le S&P fait sa seconde meilleure clôture de l’année
Et ça fonctionne à merveille : carton plein pour le S&P qui aligne une quatrième séance de hausse consécutive et prend 0,7% à 1 461,5 points.
L’indice phare efface ainsi ses pertes de la semaine dernière, mais également celles de la précédente. Pour tout dire, il s’agissait jeudi soir de la seconde meilleure clôture de l’année 2012, après celle du 14 septembre, inscrite à 1 465 points.
Le Dow Jones a pris 0,6% (80 points) dans le sillage d’Alcoa et Bank of America (3,3%), et le seuil des 13 600 points (zénith annuel de clôture du 20/09) a été tutoyé durant toute la séance.
Le S&P et le Dow se retrouvaient donc jeudi soir à un peu moins de 0,5% de leur zénith annuel, et, comme par bonheur, juste à la veille des statistiques de l’emploi.
Comble de félicité, l’indice VIX a replongé sous les 15 — retrouvant la zone plancher historique des 14/14,5.
Comment Wall Street a-t-il atteint de tels sommets de confiance ?
▪ Si ça va mal, Dollarman pourra toujours filer une dose au marché
Eh bien grâce au shoot d’amphétamine additionnel promis à demi-mot par la Fed lors de sa précédente réunion. Si les chiffres de l’emploi en septembre sont mauvais — malgré tous les tripatouillages des statisticiens en ces mois pré-électoraux — le bon docteur Ben Dollarman doublera la dose.
Et là, l’alternative est simple. Soit le patient se redresse d’un bond ce vendredi — c’est ce que s’imaginent les marchés ; ou alors le coeur s’arrête net, ce que le corps médical redouterait ouvertement vu l’ampleur des doses déjà injectées.
Si Wall Street donnait un litre de son sang, il y aurait de quoi rendre stone tout un régiment !
D’où la question/titre de cette chronique : « Quel est le pourcentage résiduel de sang dans l’amphétamine qui irrigue Wall Street » ?