La Chronique Agora

Vous devriez trader au lieu de gamberger…

"Vous devriez trader au lieu de gamberger"…

Voilà le conseil que m’a adressé avec un clin d’oeil appuyé l’un de nos visiteurs venus nous saluer sur l’un des stands que nous animions au Palais de Congrès le week-end dernier.

Mais ce genre de recommandation, vous pouvez l’obtenir auprès de la plupart des spécialistes de l’analyse technique. Votre interlocuteur a tôt fait de vous convaincre avec l’argument suivant : "vous achetez le matin, vous vendez le soir et ça gagne neuf fois sur 10". Ou encore : "tant qu’il n’y pas de signal de retournement, restez long et accumulez des positions".

D’où cette question que j’ai bien pris le soin de garder pour moi : "si ça gagne à tous les coups, s’il suffit de suivre la tendance quand tout indique qu’elle doit se perpétuer, pourquoi me doterais-je d’un coûteux logiciel de trading et pourquoi suivrais-je une formation pour que l’on m’enseigne en trois semaines ce qui s’apprend en trois secondes… à savoir qu’aucune stratégie n’est plus payante que de suivre la meute des acheteurs — ou des vendeurs — les yeux fermés ?

L’un des chartistes avec lequel je discutais — sans me dévoiler — et qui discerna en moi une personne capable d’intégrer des évidences élémentaires m’expliqua rapidement que la plupart des oscillateurs ne servent que de pré-signaux d’alerte. Ils permettent aux fonds institutionnels dotés de ces fameux logiciels experts de se repositionner dans les meilleures conditions et orchestrer la poursuite d’un mouvement avant que le marché ne commence à douter de sa pérennité.

Exprimé autrement, cela signifie que les plus influents utilisateurs de l’analyse technique ne s’en servent pas pour anticiper la psychologie du marché. Au contraire, ils en profitent pour s’assurer que cette psychologie, modelée avec brio, conforte la tendance… puisqu’il est désormais acquis que 95% des day traders la suivent aveuglément, de gré ou de force.

Les leçons de la bulle des dot.com et de la bulle des dérivés de crédit ont été bien apprises. Si 90% des analystes et des gérants ont tort en même temps, c’est le contribuable qui éponge la catastrophe qui en résulte ! Et les 10% d’opérateurs qui ont échappé au désastre passent pour ce qu’ils sont : de dangereux francs-tireurs qui ne bénéficieront sûrement pas d’un pareil coup de chance lors de la prochaine bulle.

L’analyse technique n’est plus un outil d’anticipation mais de conditionnement psychologique. Les médias se font fidèlement l’écho de la théorie de la reprise en "V" que chaque acteur sur le terrain (chef d’entreprise, cabinet de recrutement, notaire, architecte, vendeur de voitures) n’a aucun mal à réfuter. Dans de telles conditions, il est difficile de contester que la "liquidité" s’impose comme principal moteur de la hausse des indices boursiers.

▪ Qui peut se plaindre d’une hausse qui restaurerait la confiance et le goût de consommer ? Certainement pas nous… Cependant, quelque chose nous intrigue : pourquoi y a-t-il soudain autant d’argent "dans le marché" et si peu dans l’économie réelle, qui croule sous les dettes ?

La réponse est d’une simplicité biblique : parce qu’aux Etats-Unis, l’économie réelle présente plus que jamais un risque d’insolvabilité majeure de ses principaux constituants (entreprises, municipalités, comtés, états). Les marchés, eux, peuvent zapper en quelques clics d’une classe d’actifs à l’autre. Il y a toujours quelque part une possibilité d’arbitrage gagnant !

Un autre risque supplémentaire commence à ressurgir dans l’économie réelle : l’instabilité sociale, la montée en puissance des intérêts corporatistes (qui s’opposent le plus souvent à l’intérêt général). Il peut en découler une paralysie politique qui nuit aux avancées des projets industriels et commerciaux les plus prometteurs.

Vous voyez, je me remets à gamberger au lieu de trader… je suis décidément incorrigible !

Mais si nos lecteurs n’étaient de fins praticiens du second degré (sans lequel nos écrits leur apparaîtraient bien indigestes), le mot d’ordre "achetez au lieu de réfléchir, bon sang de bois !" aurait un petit relent d’Ouest sauvage, résumé par cette fameuse réplique : "pendez-les d’abord, vous aurez bien le temps de les juger par la suite".

▪ Il est difficile de ne pas faire un parallèle avec le ramassage par anticipation dont bénéficient les actions depuis le 5 octobre. Nous voyons le CAC 40 s’envoler de 4,1% en une semaine, puis de 1,2% supplémentaires ce lundi (jusque vers un nouveau record annuel de 3 859 points), à la veille de la publication des résultats trimestriels d’Intel, IBM, JP Morgan, General Electric ou Goldman Sachs (GS).
 
Tous les records de profits de GS devraient être pulvérisés. Ils ne savent plus comment faire pour les minorer afin de ne pas ameuter l’opinion publique — alors que les services sociaux et les organisations caritatives sont littéralement submergées par les demandes de prise en charge de familles américaines jetées à la rue par leurs banquiers et qui perdent par centaines de milliers chaque mois le bénéfice des allocations versées aux chômeurs de longue durée.

La radiation massive des citoyens en fin de droits permet de fausser sans vergogne la lecture des statistiques de l’emploi depuis le début de l’été… et Wall Street feint chaque semaine d’être dupe lorsqu’une nouvelle baisse totalement mécanique des demandeurs est annoncée.

S’agissant des trimestriels, est-ce que l’effet de surprise positif va profiter aux marchés comme à la mi-juillet 2009 ? Ou les 30% gagnés par le CAC 40 dans l’intervalle vont-ils apparaître comme intégrant largement le peu d’amélioration réelle des chiffres d’affaire et des marges ?

A priori, l’état d’esprit — à la limite de la malhonnêteté intellectuelle — consistant à s’extasier sur des chiffres bruts "meilleurs que prévus" reste bien vivace. Le tour de passe-passe d’Alcoa, consistant à revendre une filiale à une joint venture pour faire apparaître une plus-value de cession, a parfaitement fonctionné. Les analystes n’y ont vu que du feu et Wall Street a été prié de s’extasier bruyamment.

Le même parti pris de ne considérer que l’aspect favorable des choses s’est encore manifesté ce lundi avec Philips. Le net recul du chiffre d’affaires et des profits s’efface devant un bilan financier meilleur que prévu — grâces en soit rendues aux 6 000 salariés licenciés cette année et aux délocalisations de la production… Les investisseurs avaient déjà cessé d’écouter le communiqué de la direction pour passer des ordres d’achat massif sur le titre lorsque celle-ci a évoqué l’absence de signaux de reprise de l’activité fin 2009 dans ses divers métiers stratégiques.

Réductions des coûts à marche forcée : oui… Redressement de la conjoncture : non !

▪ En ce qui concerne la ferme conviction d’un maintien des taux américains à zéro au moins jusqu’au second semestre 2010 (avec comme corollaire la poursuite des arbitrages au profit exclusif des actions), James Bullard, patron de la Fed de Saint-Louis, se montre plus réservé que certains de ses collègues.

Il estime que le chômage reste une préoccupation, que les capacités de production inemployées sont importantes (peut-être pas tant que cela, vu l’ampleur des restructurations)… mais que le risque inflationniste est potentiellement sous-évalué.

Simultanément, nous observons une nouvelle poussée haussière du baril de pétrole vers 73,5 $ le baril. Wall Street s’est aussitôt réjouie, car l’explication ne peut être que l’anticipation d’une forte reprise économique, d’abord dans les pays émergents, puis en Occident.

Il ne saurait s’agir d’une montée de la défiance vis-à-vis du dollar alors que de nombreux états américains sont en faillite et que les plans de relance ne parviennent manifestement pas à y remédier…

Une fois encore, la réalité du terrain est occultée, niée avec la dernière énergie par les sherpas de Wall Street. Peut-être se donnent-ils de la peine pour rien : les grands gagnants du poker boursier numéro limit version 2009 ont accumulé un tel paquet de dollars (prélevés sur la cagnotte des contribuables) qu’ils pensent pouvoir s’appuyer sur le grand bluff de la reprise jusqu’à ce que le dernier contrarien se couche.

Le seul problème, c’est qu’après avoir ratissé tout le monde, ce ne sont pas les quelques pourboires distribués au personnel du casinuméro qui vont soutenir la consommation dans les centres commerciaux aux alentours d’Atlantic City ! Et l’achat d’un plus grand yacht auprès d’un constructeur monégasque n’empêchera pas l’industrie navale du New Jersey de couler à pic…

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