Un groupe de gauchos envahit le ranch en commémoration d’une victoire sur les Espagnols.
Nous avons eu une surprise la semaine dernière.
Huit gauchos sont venus au ranch à cheval, après avoir passé le col venant de la puna. Ils portaient la tenue traditionnelle, avec pantalons bombachos, jambières de cuir, bottes, chapeaux à bords larges… et chacun avec son couteau passé à la ceinture, dans le dos.
Ils étaient accompagnés d’un muletier, Chancho, dont le travail consistait à mener les bêtes de somme en fin de convoi.
Montés sur des chevaux criollo, ils chevauchaient et campaient depuis cinq jours, essentiellement à l’arrière de notre ranch – un terrain si haut et si éloigné de la maison principale que nous n’avons jamais pu le voir.
Expédition dans la vallée
Il y a quelques années, nous avons organisé une expédition pour explorer la partie occidentale du ranch, qui s’étend en altitude, dans le désert, en direction du Chili.
Notre groupe avait cheminé pendant 12 heures pour atteindre notre puesto le plus éloigné. Là, une bergère solitaire – une femme boiteuse – s’occupe d’un troupeau de lamas et vit dans une grossière maison de pierre située dans la partie supérieure de la vallée.
Nous avons campé près de chez elle, passant une nuit venteuse et glaciale à étudier les constellations qui brillaient au-dessus de nous, le souffle court par manque d’oxygène.
Au milieu de la nuit, nous avons décidé de ne pas continuer. A 3 600m d’altitude, nous étions trop haut et il faisait trop froid.
Les gauchos, eux, ne semblaient pas affectés. La saison est moins avancée, de sorte qu’il ne fait pas si froid. Qui plus est, ils étaient venus de l’autre côté du ranch… passant loin dans le désert… et campant à 4 200 mètres d’altitude près de l’unique rivière de la région. Nous allons les laisser raconter leur propre histoire :
« Nous sommes cousins. Nous descendons tous de Robustiano Patron-Costas, qui était candidat à la présidence argentine dans les années 40. Aujourd’hui, nous sommes répartis dans toute la province et à Buenos Aires, mais nous aimons à nous rassembler de temps en temps pour un petit voyage à cheval. »
« Nous avons organisé celui-ci avec [notre voisin]. D’abord, les chevaux sont arrivés en van. Ensuite, nous sommes allés derrière ces montagnes [en pointant la crête à l’ouest de notre maison]. Il a fallu deux jours pour atteindre la rivière qui se situe à l’arrière de votre propriété. Nous avons campé là une journée, pour pêcher. Nous avons pris 20 truites – elles étaient délicieuses. »
Le jeune homme qui parlait était un avocat spécialisé en droit du travail. Il nous présenta le groupe. Il comptait des journalistes et hommes d’affaires qui gagnaient leur vie en ville. Mais il y avait aussi des agriculteurs locaux.
« Nous ne nous habillons pas toujours ainsi. Enfin… sauf Pablo. »
Il désigna l’un des hommes du groupe ; tant la tenue que celui qui le portait semblaient avoir subi l’usure du temps plus que les autres. Son visage était tanné par le vent et le soleil. Et autour de ses épaules, au lieu de la veste traditionnelle, était drapée une étole de vigogne.
« Pablo vient de la branche la plus riche de la famille. Son grand-père possédait le palacio de Buenos Aires où se trouve désormais l’hôtel Hyatt. Il a fréquenté de bonnes écoles. Il portait costume et cravate toute la journée. Il parle anglais, aussi. Mais il a décidé qu’il ne voulait pas de tout ça. »
« Pablo s’habille en gaucho tout le temps. Parce qu’il est gaucho. Même quand il va à Buenos Aires… ou même aux Etats-Unis, je suppose. Le reste d’entre nous sommes plus normaux. Nous avons un emploi et une carrière ordinaires. Simplement, nous ne voulons pas perdre nos racines. Je dis aux gens que je suis un faux gaucho, mais ce n’est pas vrai.
« En réalité, je suis un faux avocat… un faux citadin… un faux homme moderne. C’est lorsque je mets mon costume de gaucho et que je pars chevaucher dans les montagnes que je me sens réel… authentique… qui je suis vraiment. »
Chants cow-boys
Après l’asado – un barbecue argentin –, nous sommes passés de la salle à manger à un feu de bois à l’extérieur… et les guitares sont vite sorties de leurs étuis. Plusieurs gauchos se sont mis à chanter. Tout comme les chansons de cow-boys américains, il s’agissait principalement de ballades sur la solitude et les amours malheureuses.
Nous avons fait notre part avec une pauvre interprétation du Folsom Prison Blues de Johnny Cash et de Your Cheatin’ Heart de Hank Williams.
« Je sais que cela doit sembler un peu ridicule », a déclaré un gaucho barbu. « Que nous nous habillions de la sorte et que parcourions les collines à cheval comme si on était au XIXème siècle. »
« Mais c’est ici, dans la province de Salta, que Martín Miguel de Güemes a battu les Espagnols durant la guerre d’indépendance. Il n’avait pas d’armée – uniquement des gauchos. J’imagine que lorsque nous faisons cela, nous ressentons un peu de sa victoire… un peu de fierté dans ce que nous sommes et qui nous sommes. »
Petit à petit, les ténèbres nocturnes se sont approfondies… les étoiles se sont mises à étinceler…
… Et nous avons continué à boire et chanter jusqu’à sombrer dans le doux sommeil de la nostalgie, des rêves perdus et du vin rouge.