« Les investisseurs détestent l’incertitude », à ce qu’on dit. Après l’Allemagne, la Grande-Bretagne est (était ?) la deuxième plus grande économie de l’Union européenne. Maintenant qu’elle a mis fin à ses 43 ans d’appartenance, personne ne sait combien le départ sera difficile.
La Grande-Bretagne est le premier pays à quitter l’Union européenne. Comme pour un divorce, les choses pourraient se passer de manière harmonieuse, à l’amiable, pour le plus grand bien de tous.
Ou pas…
Tout cela nous rappelle un ami aujourd’hui décédé, Lord William Rees-Mogg.
Quand les élites étaient différentes
La mère de Lord Rees-Mogg était une actrice irlando-américaine. Il en avait gardé un petit côté théâtral.
Il n’était pas simplement anglais ; il jouait le rôle d’un genre bien précis d’Anglais… et le jouait bien.
Il était toujours vêtu d’un costume bleu marine, assorti d’un gilet de laine en hiver. De temps en temps, nous déjeunions ensemble au Garrick Club.
Le Garrick se situe dans un vieux bâtiment près de Covent Garden, à Londres. Lorsqu’on y entre, il faut s’adresser à un portier en livrée.
« Je suis Bill Bonner. Je viens voir Lord Rees-Mogg ».
« Ah, oui… Sa Seigneurie est dans le salon de lecture. Il vous attend ».
Et c’est là que nous le trouvions, le nez invariablement plongé dans le journal qu’il dirigeait autrefois. Il était à la tête du Times de Londres entre 1967 et 1980. Et il est devenu plus tard membre du Conseil des gouverneurs de la BBC britannique.
C’est lui qui — dans un éditorial publié en 1967 dans le Times et intitulé « Qui brise un papillon sur la roue ? » — a aidé à faire en sorte que Mick Jagger et Keith Richards ne finissent pas en prison après avoir été arrêtés pour des accusations mineures de possession de drogue.
C’est lui qui nous a aidé à comprendre le rôle correct du gouvernement dans une société juste et ordonnée (« le moins possible, c’est mieux »).
C‘est également lui qui comprenait son devoir, en tant que membre d’une élite hautement éduquée, de ne pas piller ses concitoyens |
Et c’est également lui qui comprenait son devoir, en tant que membre d’une élite hautement éduquée, de ne pas piller ses concitoyens en utilisant la machine gouvernementale pour obtenir des faveurs, des privilèges et des subventions. Il pensait plutôt qu’il était de son devoir de servir la vie publique de son pays, offrant conseils et direction simplement parce que c’était la chose à faire.
Il ne recherchait pas le pouvoir. Il n’attendait pas d’argent. Il n’avait pas la vanité d’affirmer sa propre volonté et de forcer les autres à suivre ses ordres.
Lord Rees-Mogg n’était pas un politicien. Mais il était profondément impliqué dans la politique anglaise et ses effets sur le pays.
Des ennemis historiques
Le Garrick était — et est toujours — merveilleusement vieillot.
Fondé en 1831, c’était le club de l’élite littéraire, et la scène d’une querelle célèbre entre les deux stars de la littérature victorienne, Dickens et Thackeray.
Sur les murs se trouvent des portraits d’acteurs britanniques, notamment le grand David Garrick, dont le club porte le nom. A mesure que l’on monte le large escalier, on peut contempler les plus illustres représentants de la scène britannique.
Dans la salle à manger, le menu pourrait être aussi vieux que le club lui-même. Lord Rees-Mogg s’en tenait au plus simple — rôti de boeuf, épinards et un verre de clairet, suivi, à cette époque de l’année, par un summer pudding.
« Que pensez-vous de l’Union européenne ? » lui avions-nous demandé après un épisode particulièrement caractéristique dans la presse.
On avait en effet demandé aux stations-service britanniques de passer au système métrique. Dorénavant, avait ordonné l’UE, vous ne vendrez plus de carburant en gallons impériaux ; il sera distribué en litres et rien d’autre.
« Well« , avait dit Lord Rees-Mogg après s’être éclairci la gorge, un sourire taquin aux lèvres, « nos bureaucrates nous imposent bien assez de règles idiotes ; nous n’avons pas franchement besoin que les Français fassent de même. Ils sont nos ennemis historiques, comme vous le savez ».
Il considérait l’Union européenne comme un subterfuge gaulois. Napoléon avait pu maintenir l’Europe sous sa coupe pendant quelques années seulement… et n’avait jamais réussi à soumettre la Grande-Bretagne.
Aujourd’hui, sous couverture de l’UE — dont les bureaux se trouvent non loin du site où Wellington et Blücher s’étaient alliés pour battre Bonaparte –, les Français ont leur mot à dire sur la majeure partie du continent… de la côte ouest de l’Espagne à la frontière orientale de la Pologne moderne.
Ce devait être Lord Rees-Mogg que Charles de Gaulle avait en tête lorsque, en 1963, il s’était opposé à l’entrée de la Grande-Bretagne dans ce qui était alors la Communauté économique européenne.
« L’Angleterre, ce n’est plus grand’chose », avait dit De Gaulle à l’époque.
Selon lui, les Britanniques avaient « une hostilité foncière […] à l’égard de la construction de la communauté européenne ». Ou, comme l’a dit plus crûment la semaine dernière l’humoriste John Oliver : les Anglais ont « un désir inné de dire à l’Europe d’aller se faire f*** ».
De Gaulle avait probablement raison. Jeudi, nous avons pu constater à quel point cette hostilité perdure.