▪ Chaque jour apporte son lot de nouvelles données micro- ou macro-économiques… et il n’y a manifestement que du très positif à se mettre sous la dent depuis jeudi dernier, une journée qui marque la reprise du chant des sirènes de la reprise sur les marchés. L’harmonie n’a été perturbée que par deux ou trois statistiques qui retentissent comme de simples fausses notes : elles ne méritent que l’indifférence des investisseurs et des médias.
Vous connaissez déjà les chiffres les plus favorables (le chômage en données hebdomadaires aux Etats-Unis ) et les déclarations les plus encourageantes (Carlos Ghosn, le patron de Renault voit de la croissance partout et en veut pour preuve l’optimisme des marchés). Nous allons donc tenter de comprendre en quoi des éléments qu’un esprit aussi simple que le nôtre jugerait négatifs apporte de l’eau au moulin des haussiers.
Wall Street ou Londres n’ont pas l’apanage des réactions paradoxales aux chiffres du jour. Tokyo n’est pas en reste avec une envolée de 2% du Nikkei jeudi matin ; pourtant, le ministère du Commerce nippon annonçait l’effondrement de 9,3% des commandes de machines-outil durant l’été… sans compter le nouveau pic de déflation des prix à la production au mois d’août, sur fond de flambée du yen face au dollar depuis le début de la semaine.
Autrement dit, les industriels nippons ne vendent plus grand-chose aux entrepreneurs chinois ou indiens, qui sont déjà en surcapacité. Ils se retrouvent contraints de sacrifier leurs marges et doivent maintenant, comble du bonheur, se débrouiller avec un yen qui a entamé une brutale remontée en direction des 90 face au billet vert.
A ce moment de notre exposé, vous supposez que nous vous avons dissimulé une information décisive ou un bon chiffre qui a éclipsé tout ce qui précède dans l’esprit des investisseurs nippons. Eh bien non… ce sont simplement les vents haussiers dominants venus d’Amérique qui ont gonflé la grand’voile du Nikkei. Il a ainsi refranchi le cap des 10 500 points dans l’allégresse générale.
Wall Street et les places européennes avaient établi de nouveaux records annuels mercredi soir. Les valeurs japonaises apparaissaient notoirement en retard par rapport à leurs homologues occidentales… elles ont donc entrepris de combler ce handicap.
Nous devons maintenant avouer une petite omission dans le compte-rendu de la flambée de la bourse de Tokyo : la fièvre des OPA semble gagner à son tour les entreprises nippones… mais en tant qu’initiatrices et non comme cibles — elles se payent beaucoup trop cher.
Ainsi, le brasseur japonais Suntory Holdings, à la recherche de relais de croissance dans le secteur des boissons sans alcool, se proposerait de racheter Orangina. Rappelons que cette marque est détenue par les fonds d’investissements américains Blackstone et Lion Capital ; les analystes tablent sur une offre qui serait supérieure au prix d’achat initial de 2,6 milliards de dollars ou 1,75 milliard d’euros.
▪ A propos des OPA, nous jugeons un peu léger l’argument selon lequel les primes payées récemment par Disney pour le rachat de Marvel ou par Kraft pour le rachat de Cadbury prouveraient que les actions sont surévaluées.
Nous sommes remonté un peu plus loin dans le temps. Nous avons constaté que la plupart des OPA lancées alors que les marchés étaient archi-haussiers (de 2005 à 2007) offraient également des primes de 30% à 40% en moyenne et même davantage. Souvenez-vous par exemple de la bataille pour la prise de contrôle d’Arcelor par Mittal en plein boom de la croissance mondiale. Acheter plus cher, c’est la loi du genre !
La thématique des OPA demeure cependant trop embryonnaire pour constituer une forte incitation à acheter des actions. En revanche, un autre phénomène récurrent se manifeste depuis quelques jours avec une rare intensité.
▪ Il s’agit des révisions à la hausse des objectifs des analystes. Il sort une vingtaine d’études par jour depuis une semaine, toutes haussières, sans exception : normal… c’est la rentrée, l’été a mis du soleil dans toutes les têtes…
Nous en avons lu une bonne cinquantaine et c’est un vrai régal. L’argument le plus subtil consiste à mettre en avant le scénario d’une reprise économique comme on n’en avait plus vu depuis 30 ou 40 ans. Par quel miracle, vu la rareté du crédit, la baisse des salaires et la montée durable du chômage… cela, ils ne l’expliquent pas.
Le second argument flirte quant à lui avec le degré zéro de la réflexion économique. Il se résume en quelques mots : les titres sont encore loin de leurs meilleurs niveaux d’avant la crise, ils ont donc encore un fort potentiel d’appréciation.
Vous voyez, pour gagner de l’argent en bourse, c’est tout bête, achetez des titres qui n’ont pas encore retrouvé leurs valorisation d’avant la crise.
Vous trouvez cette opinion stupide parce que la plupart des entreprises étaient outrageusement surévaluées avant l’éclatement de la bulle du crédit… Sans compter que dans le cas des dot.com, les titres qui avaient chuté de 50% en l’an 2000 en ont perdu 80% de plus après avoir rebondi fin 2001… mais vous avez tort de ne pas suivre les recommandations des analystes car les gérants de portefeuille le font sans état d’âme, pressés qu’ils sont de réinvestir leurs liquidités.
Pour justifier des écarts de cours qui donnent le vertige depuis le début de l’été, les analystes nous entonnent le couplet de la reprise économique stratosphérique que "personne n’a vue venir" (et eux encore moins que les autres).
Ils nous invitent à miser sur le potentiel de hausse mécanique des cours, lequel ne connaît d’autre limite que les précédents sommets historiques… Peu importe, comme ils l’écrivaient unanimement six mois plus tôt, que le monde ait complètement changé et qu’il soit impossible d’espérer revoir les niveaux de valorisation d’avant la bulle.
▪ Un cap psychologique majeur nous semble cependant avoir été franchi depuis fin juillet : le déni volontaire et assumé de la réalité. L’homme de la rue, les entrepreneurs, de nombreux économistes chevronnés ne voient pas la reprise se dessiner, ou ne parviennent pas — au cas où la croissance reviendrait — à imaginer un modèle qui validerait le prix actuel des actions ? Eh bien c’est tout simple, il suffit d’ignorer l’avis des sceptiques !
On ne gagne jamais autant d’argent en bourse que lorsqu’un mouvement haussier semble insoutenable pour une majorité de non-initiés !
Ce même état d’esprit prévalait à la mi-2007, lorsque l’immobilier était déjà en train de corriger et lorsque la machine infernale des dérivés de crédit avait explosé en plein vol. Il avait suffi de nier que cela pourrait avoir un impact sur l’économie réelle — celle des non-initiés — et les indices boursiers avaient battu tous leurs records fin septembre/début octobre.
Deux ans plus tard, c’est comme si rien n’avait changé ! Qu’ont-ils appris de leurs erreurs ?