▪ Les autochtones représentaient un gros problème pour les colons argentins. Pas tant dans la zone occupée par notre ranch, mais dans les vastes plaines autour de Buenos Aires et au sud. Les indigènes étaient de fantastiques cavaliers, et ne connaissaient apparemment ni peur ni pitié, si l’on en croit les comptes-rendus rédigés par d’autres.
Ils se livraient à des raids, volaient du bétail, et prenaient des prisonniers. A une époque, les Indiens détenaient 6 000 captifs. En 1835, le général De Rosas lança toute une armée dans la bataille pour les récupérer.
Les Indiens n’étaient que 50 000 environ dans une région aussi grande que la France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et l’Espagne combinées. Lors des affrontements avec les colons, ils se retiraient simplement dans les montagnes. Cette situation perdura pendant près d’un siècle, jusqu’à ce que le général Roca monte une armée d’environ 6 000 hommes équipés du tout dernier modèle de fusil Remington, bien décidé à mettre définitivement fin au "problème indien". Sa stratégie était inédite ; les Indiens n’y étaient pas préparés. Au lieu d’avancer sur eux depuis Buenos Aires, il passa par derrière et coupa leur retraite vers la montagne. Etant donné les distances en jeu, c’était un choix hardi — mais qui fonctionna. Les Indiens avaient le choix : mourir ou se rendre. La majeure partie se rendit, si l’on en croit les récits officiels. Après la campagne de 1879, les Indiens ne posaient plus de menace sérieuse.
▪ "Mais qui sait ?", continua Miguel. "Cet homme et sa famille sont sur ces terres depuis toujours. A leurs yeux, ils sont indigènes. Et ça n’aide pas que vous ne viviez pas ici… et que vous soyez un gringo".
"Est-ce qu’il parle quechua ?" avons-nous demandé.
"Non. Il n’y a pas vraiment d »autochtones’ par ici. Comme je vous l’ai dit, les Espagnols se sont chargés de les éliminer. Mais on trouve beaucoup de gens avec du sang indien. En fait, quasiment tout le monde a du sang indien, dans cette zone. Enfin, tous les habitants".
"Typique des Argentins… ils font le travail à moitié", a dit Jules.
"Jules, beaucoup de gens ici ne trouveraient pas ça très drôle".
"Ok… bon, sérieusement", a continué Jules. "Les Espagnols ont assassiné les Indiens et volé leurs terres. C’est ce qui s’est passé tout au long de l’histoire… quasiment partout. Les homo sapiens ont probablement chassé les Néanderthal jusqu’à provoquer leur extinction pour prendre leurs terres. Les barbares ont tué les Romains et pris leurs terres. Les Huns ont tué quiconque se trouvait en travers de leur chemin et pris leurs terres. Les Celtes ont envahi la Bretagne et ont pris les terres des Bretons. Puis les Anglo-Saxons les ont envahis. Puis les Danois les ont envahis. Puis les Normands les ont envahis".
"Puis les Anglais ont envahi l’Irlande et la moitié du monde. Après tout, nous sommes Irlandais. Nous avons été dépossédés, nous devrions avoir nous aussi des droits indigènes".
"Certes, mais ça ne signifie pas que ce n’est pas sérieux", a répondu Miguel. "Il s’agit de politique. Et en politique, souvent, les choses les plus ridicules deviennent loi. Surtout ici en Argentine".
Jules n’en a pas fait mention, mais des preuves récentes suggèrent que les Indiens n’étaient pas les premiers venus… et qu’ils avaient eux aussi pris des terres qui ne leur appartenaient pas. Si nous avons tout compris, tous les peuples "indiens" connus du Nouveau Monde proviennent de la même immigration, par le détroit de Béring, il y a environ 10 000 ans. Mais les archéologues ont trouvé des ossements bien plus anciens. Qu’est-il arrivé à ces peuplades ? Personne ne le sait.
"Les gens de cette région n’ont jamais parlé quechua", a repris Miguel. "Ils faisaient partie des diverses tribus Diaguita. Ils étaient tributaires des Incas. Peut-être que certains d’entre eux parlaient quechua… mais les tribus locales n’étaient pas inca, et avaient leur propre langage".
"Ce qui rend les choses assez intéressantes. Les tribus locales ont été conquises par les Incas, avant d’être conquises par les Européens. Les Espagnols n’ont pas vraiment pris les droits des Diaguitas, en d’autres termes, parce qu’ils n’en avaient pas. Ils étaient déjà soumis aux Incas. Lorsque les Espagnols ont battu les Incas, les Diaguitas — et avec eux les Gualfines — ont été libérés. Mais bien entendu, les Espagnols ne se sont pas arrêtés au Pérou. Ils sont venus ici peu de temps après. Ils se sont dit qu’ils possédaient les terres des Diaguitas aussi, par droit de conquête".
"Je pense que ce qui nous préoccupe aujourd’hui est dû à ce qui s’est passé dans la ferme à côté. Telle était la situation : une immense ferme était abandonnée depuis près de 50 ans. Les propriétaires ont dû mourir et l’oublier. Elle ne valait pas grand’chose, je suppose. Mais des centaines de pastajeros vivaient sur ces terres, et le gouvernement a simplement décidé de les leur donner. Et maintenant, les gens se promènent en disant qu’ils ont revendiqué leurs droits indigènes, ce qui n’est pas exactement vrai. Ils ont revendiqué leurs droits de squatteurs. Et ça a fonctionné parce que les propriétaires avaient disparu. Personne ne semblait avoir de titre de propriété valide".
"Ce n’est pas notre cas. Vous avez un titre de propriété parfaitement solide. Et lorsque vous avez acheté l’endroit, le précédent propriétaire avait fait en sorte de signer des contrats avec tous les pastajeros, ce qui signifie qu’ils ont signé un papier reconnaissant qu’ils louaient la terre, pas qu’ils en étaient propriétaires".
"Mais alors que se passe-t-il avec cet homme ? Quel est son problème ?" avons-nous voulu savoir.
Fin de l’aventure dès lundi…