La Chronique Agora

Un guêpier hypothécaire à 75 milliards de dollars…

** Nos attaques répétées visant Jean-Claude Trichet et la BCE suscitent de nombreux commentaires de la part de nos lecteurs. Beaucoup se plaignent de notre indulgence car ils jugent que notre banque centrale pratique une politique monétaire extrêmement nuisible aux classes moyennes qui, depuis 2004/2005, a fait basculer dans la pauvreté des millions de salariés qui se maintenaient péniblement à flot depuis le premier choc pétrolier.

Vous n’hésitez pas à pointer du doigt la désespérance de dizaines de millions de citoyens européens qui ne croient plus dans le système ni dans la réalisation des idéaux de Jean Monnet, et qui constatent le formidable creusement des inégalités sociales depuis l’an 2000.

Voilà un point qui ne choquerait pas un Américain… à condition que le niveau de vie général s’élève de façon proportionnelle à la longueur des yachts dont les milliardaires passent commande auprès des armateurs les plus prestigieux — mais c’est également loin d’être le cas outre-Atlantique.

De fait, le pouvoir d’achat des citoyens européens s’est effondré dans le compartiment immobilier ces dix dernières années. A peine les prix des logements commencent-ils à baisser que la hausse des taux désolvabilise des centaines de milliers de ménages, lesquels prennent de surcroît de plein fouet la flambée des carburants (peu compressible) et des denrées alimentaires (dépense incompressible).

** Certains d’entre vous se félicitent en revanche de voir la BCE orchestrer une montée en puissance de l’euro, désormais en bonne voie pour supplanter le dollar d’ici quelques mois, ou tout au plus une année ou deux.

Les Américains nous ont assez plombés avec leur monnaie, ils ont gaspillé leur rente de situation, se sont enferrés dans une guerre impériale hors de prix et se sont coupés diplomatiquement du reste du monde tout en continuant à gaspiller des quantités absurdes d’énergie. Leur banque centrale se retrouve dans un état d’impuissance comme jamais depuis l’après-Seconde guerre mondiale, ne disposant que de mauvaises solutions face à la menace de stagflation que vous connaissez bien.

Nous voudrions refermer provisoirement la page BCE mais il nous paraît impératif de dissiper un malentendu : nous n’accusons pas J.C. Trichet d’avoir sciemment encouragé les entreprises à délocaliser les emplois et à rogner sur les salaires car l’appel d’air de la mondialisation est un fait historique dont il n’est nullement responsable. La force de l’euro n’a fait qu’accélérer le processus.

En revanche, il a sans cesse prôné la modération des revenus en Zone euro alors que le véritable problème est l’asymétrie radicale du partage des richesses et l’évasion fiscale à grande échelle. Il y avait en effet quatre paradis fiscaux sur la planète il y a 50 ans… il en existe 73 au dernier recensement !

La BCE fustige l’endettement des états, toujours prompts à dépenser pour des motifs plus clientélistes que réellement sociaux. Elle ne s’est cependant jamais alarmée de la cacophonie fiscale au sein de l’Europe qui attire systématiquement les capitaux là où les taxes sont les plus indolores, privant les pays qui prônent une certaine forme de justice sociale d’une bonne partie des recettes qui leur permettraient d’équilibrer leur budget.

La vision économique de la BCE est à la fois ultralibérale et empreinte de la conviction qu’elle a vocation à réguler la carburation de la croissance par le biais d’un politique monétaire lisible — elle l’est effectivement — et volontariste. Elle s’est cependant vue dépossédée de sa capacité de contrôler "l’offre d’argent" et donc l’inflation du prix des actifs puis des biens et services par les mécanismes démultiplicateurs de liquidités tels que le carry trade et les marchés dérivés.

Loin de juguler l’inflation par la hausse des taux, les banques centrales — et notamment la Fed — se retrouvent aujourd’hui réduites au rang de prêteurs en dernier ressort face à la montée du risque systémique au nom du "too big to fail".

Le combat contre l’inflation fut une prétention inutile lorsque l’Asie a permis que s’instaure la grande modération des prix alors que le surinvestissement faisait rage. Prétendre la combattre avec l’arme des taux est aujourd’hui une illusion totale, voire une imposture rhétorique.

L’expérience des derniers mois démontre même que la force de la devise n’a quasiment aucun impact sur le taux central d’inflation. Avec un dollar qui a perdu 50% de sa valeur face à l’euro en cinq ans, les Etats-Unis font aussi bien que l’Euroland en termes de dérive des prix… tout du moins d’après les chiffres officiels auxquels nous n’accordons aucun crédit, mais l’INSEE ne fait pas mieux ici. Le pouvoir d’achat réel des Européens a-t-il quelque chose à envier à celui des Américains ?

** Et que dire du Japon où les taux sont proches de zéro tandis que le pays est resté jusqu’à une date très récente au bord de la déflation ? Certains considèrent que l’envolée des matières premières serait en quelque sorte une bénédiction de nature à relancer l’économie nippone !

Voilà un argument qui réjouira Bill Bonner : il parie que le Japon, bien instruit de ses excès de spéculation des années 90 et par les 18 années de récession qui ont suivi, sera le premier à se relever de la crise de confiance qui frappe Wall Street en plein coeur des Etats-Unis. Une crise qui, pour l’exprimer autrement, résulte de la perte de crédibilité de la Fed.

Mais franchement, quelle institution, même dotée d’un génie à sa tête, garderait sa crédibilité dans le genre de guêpier où le système bancaire américain s’est fourré !

** La crise des dérivés de crédit n’a pas fini de donner des sueurs froides à Wall Street, qui a été saisi de vertige deux heures après l’ouverture. Tout se passait à peu près bien à l’ouverture ; les indices américains reprenaient le chemin de la hausse après un week-end de trois jours qui n’avait été marqué par aucune évolution économique ou géopolitique alarmante.

Le Dow Jones et le S&P 500 gagnaient rapidement 0,6% à 0,7% mais un vent de panique a soufflé dans les salles de marché lorsque Freddie Mac et Fannie Mae se sont soudain effondrés de 20%, entrainant dans leur sillage les banques commerciales, les monoliners, les promoteurs immobiliers et les caisses d’épargne régionales.

Les deux géants du crédit hypothécaire ont été victimes de la propagation d’une rumeur de changement comptable imminent, obligeant toutes les sociétés à intégrer leurs actifs titrisés à leur valeur liquidative du moment dans leurs bilans. D’après une étude de Lehman Brothers, les deux institutions devraient respectivement lever 29 et 46 milliards de dollars… soit 75 milliards de dollars. Ce qui représente deux fois le montant auquel UBS a dû avoir recours pour ne pas s’effondrer.

Si le S&P a été le plus brutalement impacté (-0,85%… après -1,5% à la mi-séance), le Dow Jones a chuté de 0,5% essentiellement dans le sillage de Bank of America, JP Morgan et Citigroup.

Mais si nous devions évoquer la chute la plus emblématique en cette entame de second semestre, ce serait celle de General Motors, désormais soupçonné de préparer une levée de fond massive de 15 milliards de dollars, selon Merrill Lynch, si l’année 2008 s’achève sur d’aussi mauvaises bases qu’elle a débuté, pour conserver une chance de survivre face à la concurrence européenne, coréenne et japonaise.

Longtemps considéré comme le baromètre des Etats-Unis, General Motors ne pèse plus que 5,76 milliards de dollars de capitalisation… soit 20 fois moins que Volkswagen ou encore l’équivalent d’une entreprise comme l’électricien Legrand ou Publicis.

Voilà qui nous invite à réfléchir sur la limite de l’inconcevable en matière boursière… Et à méditer sur l’impact prévisible de l’exercice des CDS dans l’hypothèse où d’autres géants de biens ou de services — General Motors n’est pas le meilleur exemple, le dossier apparaissant trop risqué — viendraient à connaître de sérieuses difficultés de trésorerie.

Philippe Béchade,
Paris

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