Dans certains quartiers, les résultats de l’Etat en matière de sécurité sont à tel point déplorables que le facteur n’ose plus y mettre les pieds. La situation devient plus gênante lorsque l’on se met à parler santé.
Quand tu dois te faire ton injection et ta perfusion toi-même
Le 22 mai 2018, Alain Marschall des gilets jaunes faisait mine de découvrir, les yeux ébahis, que certaines infirmières libérales sont contraintes de renoncer à traiter les patients des quartiers nord de Marseille.
Extraits :
« Moi je suis infirmière libérale, j’ai 55 ans, je suis pas une gamine. Mais j’y vais plus, là-bas. […] Lorsqu’on arrive dans ces quartiers, voilà ce qui se passe : on a des gamins de 12 ans, 10 ans, qui sont devant les cités, ils viennent dans la voiture, ils sont quatre ou cinq, ils vous empêchent de passer, ils disent ‘qu’est-ce que tu fais, où est-ce que tu vas ?’ Moi je leur dis ‘je suis infirmière libérale’, ‘D’accord, alors tu me donnes 50 €’. C’est le péage, c’est le droit de passage quand on ne fait pas partie de leur truc. Ça dépend des heures. […] En tant que travailleur, moi j’y vais plus. […] On laisse malheureusement notre copain y aller, parce qu’avec les hommes ils sont un petit peu mieux. »
Réaction de l’animateur : « C’est fou, ça… […] Non, vous rigolez ? […] Et les policiers, et les familles, m’enfin ? » Un peu léger quand on se présente comme une « grande gueule », mais passons.
Qui dit rupture de l’intégrité territoriale dit mise en danger de l’intégrité physique. Je partage l’opinion de cette infirmière libérale qui place sa sécurité personnelle avant toutes choses. Elle n’a pas à pallier les carences de l’Etat.
Du point de vue des soignants du secteur public, la question ne se pose pas dans les mêmes termes. Quand faut y aller, faut y aller ! Du coup on s’équipe, comme par exemple dans le Var où, depuis septembre 2018, le personnel du SMUR ne sort plus sans enfiler un gilet pare-balles. « Une mesure prise pour sécuriser le personnel dans un contexte de violences grandissantes », indique Var Matin.
Si vous pensez qu’il n’y a que dans « les quartiers » que l’on a besoin de gilets pare-balles pour circuler, vous vous tromper.
Quand tu es obligé de griller les feux rouges pour éviter de te faire agresser
Au cœur même de nos métropoles, on doit parfois rouler en gardant le pied sur la pédale d’accélérateur si l’on veut être sûr d’arriver à bon port en un seul morceau. Par exemple, si vous respectez le code de la route Porte d’Aubervilliers, vous risquez de vous retrouver avec des invités dans la voiture dès le premier passage piéton.
Les zones de non-droit, autrefois cantonnées dans les cités, sont désormais disséminées en plein centre-ville de Paris, et cela parce que l’Etat a relégué ses fonctions régaliennes au second plan depuis plusieurs dizaines d’années.
Malheureusement, en 2020, que de la racaille empêche de simples citoyens de circuler n’étonne plus grand monde. Et quand il s’agit du président de l’Assemblée nationale ?
Quand même un politique de premier plan ne peut plus mettre les pieds dans un « quartier »…
En juillet 2018, François de Rugy, qui occupait alors le perchoir du Palais Bourbon, a tenté de faire une apparition dans le quartier du Breil, à Nantes. Le député de la première circonscription de Loire-Atlantique pensait arriver en grand réconciliateur dans une ville embrasée après trois jours de « violences urbaines », comme disent certains médias.
Ces émeutes avaient débuté après qu’un individu sous le coup d’un mandat d’arrêt pour vol en bande organisée, recel et association de malfaiteurs a trouvé la mort le 3 juillet, suite au tir d’un CRS au cours d’un contrôle de police.
Voici comment France Bleu relate la vite express de François de Rugy :
« Il n’était pas le bienvenu. La tension est toujours palpable dans le quartier du Breil, à Nantes, ce vendredi soir. Le député de La République en Marche (LREM) de la première circonscription de Nantes a été ‘viré’ du Breil. Alors que le président de l’Assemblée nationale voulait rendre visite aux habitants du quartier où le jeune Aboubacar Fofana a été tué, les jeunes l’ont encerclé. Le député a dû faire demi-tour ce vendredi alors que le retour au calme se fait légèrement sentir après l’avancée de l’enquête. »
Si la Loire-Atlantique fait de remarquables efforts de rattrapage dans le cadre de la transformation de la France en un énorme gruyère remplis de zones de non-droit, elle reste encore un peu en retard.
Je vous propose de terminer notre périple avec le département de référence en la matière, la quintessence de ces zones où l’Etat n’a plus droit de cité, j’ai nommé la Seine-Saint-Denis.
Le 9-3, ce trou béant dans le gruyère de l’intégrité territoriale de l’Etat
Pour poser le décor, commençons par rappeler que la Seine-Saint-Denis est tellement atypique que c’est le département qui réjouit le plus les fonctionnaires de l’INSEE.
Au mois de février, dans une nouvelle étude sur le département, l’Institut a ainsi dressé la liste de tous les domaines dans lesquels se distingue le 93.
Le journal Le Parisien résume :
« La Seine-Saint-Denis est le département de tous les superlatifs, où tout va vite, parfois trop vite. Fragile et forte, ultra-dynamique, elle est extrême et aussi difficile à suivre.
Premier dans la natalité. Dans le 93, on fait des bébés : le taux de natalité n’a cessé d’augmenter et la Seine-Seine-Denis passe du 14ème au 1er rang de France métropolitaine depuis 1990. […] Autre caractéristique, la part des familles nombreuses (qui compte au moins trois enfants) atteint 18%, et là encore, la Seine-Saint-Denis est en tête. […]
Une terre d’accueil. En 2015, le 93 se hisse au premier rang national (hors Mayotte), la proportion ayant presque doublé pour atteindre près de 30%. En 2016, les immigrés représentent 57% des ouvriers et 39% des employés du département. […]
Beaucoup de chômage. […] la Seine-Saint-Denis […] figure parmi les dix départements dont le taux de chômage est le plus élevé de l’hexagone (9e en 2019).
Le taux de pauvreté le plus élevé. La proportion d’habitants dont le niveau de vie est inférieur au seuil de pauvreté (1 026€ par mois pour une personne seule) est ‘deux fois supérieure à la moyenne nationale’ : avec un score de 27,9% en 2017, il est le plus élevé de l’Hexagone. Un pourcentage qui atteindrait même 39,4% sans les mécanismes de redistribution. »
A lire ce portrait, on pourrait croire que l’on ne travaille pas beaucoup en Seine Saint-Denis. Rien n’est moins vrai. Le département détient un autre record que l’INSEE n’a pas mis en avant dans cette étude.
Selon les chiffres de Frédéric Ploquin, auteur du documentaire Les Gangsters et la République (2016), environ 150 000 personnes (sur 1,6 million d’habitants) vivent du trafic de drogues en Seine-Saint-Denis. Cela représente un habitant sur neuf, pour un marché qui pèse localement autour de trois milliards d’euros par an.
En somme, quand « tout va vite », tout ne va pas forcément bien.
En conséquence, personne de censé (et d’honnête) ne tient particulièrement à mettre les pieds en Seine-Saint-Denis. Et quand un fonctionnaire se retrouve là-bas, il n’a qu’une idée en tête : s’enfuir.
Comme l’explique Le Monde :
« Dans ce département situé aux portes de Paris, […] il y a moins de policiers, moins d’enseignants, de greffiers, de magistrats, de médecins scolaires. Mais aussi plus de rotation des personnels – un agent du ministère de l’Intérieur reste en moyenne 2,7 années en Seine-Saint-Denis contre sept ans dans l’Essonne par exemple –, plus de jeunes fonctionnaires sortis d’école, plus de logements insalubres, plus de postes non pourvus et d’absentéisme – dû à la difficulté des missions. »
Une prime de 10 000 € pour supporter le folklore local
C’est ainsi que le Premier ministre a annoncé en novembre dernier un plan pour la Seine-Saint-Denis. Au cœur de celui-ci se trouve une prime de fidélisation de 10 000 € sur cinq ans pour ceux des fonctionnaires du 9-3 qui sont « en première ligne de l’action de l’Etat », a précisé Matignon.
Traduction : tu vis dans des conditions déplorables pendant cinq ans, l’Etat te file 10 000 balles pour qu’on ne puisse pas dire qu’il déserte ce département. Voilà le deal.
Cette prime en dit long sur l’abandon par l’Etat des citoyens et des fonctionnaires qui ont le malheur d’habiter et de travailler dans ce département…
Une fois de plus, l’Etat s’attaque au symptôme (le turnover des fonctionnaires), et non à la racine du problème (l’insécurité).
Pour une vision d’ensemble, il faudra donc repasser…
… Et en attendant, il faudra payer.