La Chronique Agora

Trou noir de la dette américaine : le point de non-retour

** Alors que les marchés se sont montrés incapables d’évaluer le juste prix des actifs tels que les dot.com, les biotechs ou les dérivés de crédit depuis 1998, les voici à présent incapables d’évaluer — au terme d’une folle décennie de bulles successives — la gravité de la situation économique.

L’expression "crise systémique" fait maintenant la une du journal de 13 h sur TF1, mais il n’est question que des subprime et de l’immobilier — du classique, du familier, pour le téléspectateur.
 
Il y a cependant d’autres périls contre lesquels tous les plans Paulson du monde ne peuvent rien… à commencer par le risque d’une réaction en chaîne dans le secteur des CDS. Les principaux assureurs sont en quasi-faillite, à l’image d’AIG, Ambac ou MGIC : plus aucun acteur du secteur n’a les moyens d’honorer ses engagements en matière de couverture. Viendra ensuite le coup de grâce, imparable… qui sera porté par les hedge funds et autres intermédiaires offshore, eux aussi en faillite. Songez que le seul secteur des LBO représente un encours de 1 000 milliards de dollars, par exemple. Songez aussi aux pertes colossales subies par des dizaines de gros fonds spéculatifs de type "global macro" sur les marchés pétroliers cet été avec l’effondrement de 40% du prix du baril.
 
** Oui vraiment, il y avait de quoi partir angoissé en week-end ces 27 et 28 septembre ; le recul des places boursières européennes de 1,6% en moyenne était presque un soulagement.
 
Le CAC 40 a terminé la semaine sur un recul comparable de 1,5% dans le sillage des valeurs bancaires, ce qui portait le montant de la consolidation hebdomadaire à -3,5%. Les marchés ne s’en tirent pas si mal compte tenu de la faillite de Washington Mutual, de celle qui est pressentie sur Wachovia et des centaines d’autres de taille plus confidentielle — compte tenu aussi de l’impasse dans laquelle se retrouve le plan Paulson.
 
Les rares rescapés de la crise ont commencé à profiter de la grande braderie : J-P. Morgan (stable à Wall Street vendredi) a réalisé une seconde acquisition majeure cette année, après Bear Stearns. La banque s’empare pour 1,9 milliards de dollars du réseau commercial de Washington Mutual — pas moins de 8 000 succursales implantées majoritairement dans l’ouest des Etats-Unis.

Une vague de concentrations pourrait aussi se dessiner en Europe alors que certaines banques inspirent les rumeurs les plus alarmistes. Un vent de panique a soufflé à Amsterdam (-4%) alors que Fortis s’est effondré de 20,4% : les communiqués successifs de la banque et des milliards de cessions d’actifs — entre cinq et 10 milliards d’euros — ne parviennent pas à rassurer les investisseurs au lendemain de la faillite de Washington Mutual.
 
Dans le même temps, confrontée à une situation extrêmement anxiogène et à un gel complet des transactions interbancaires, la BCE annonce qu’aucune baisse concertée des taux n’est en projet… ce qui signifie que le salut ne viendra pas — comme en septembre 1998 avec LTCM — d’une forte baisse du loyer de l’argent cet automne.
 
** Aux Etats-Unis, la Fed est restée muette vendredi… contrairement à George W. Bush, qui est intervenu en milieu d’après-midi pour une déclaration officielle d’anthologie : "rien n’est encore signé… mais ce sera bientôt chose faite". Sans plus de précisions sur des aspects décisifs comme la protection des emprunteurs particuliers ou la garantie des dépôts des épargnants : la lecture du message a duré deux minutes et beaucoup d’opérateurs ont jugé ce communiqué si vide de substance qu’il en était surréaliste.
 
Tout aussi surréaliste que l’attitude de John McCain : ce dernier aurait fait capoter un compromis sur le point d’aboutir avec les représentants du parti démocrate lors du fameux sommet de la Maison-Blanche jeudi, au nom de la défense des intérêts des contribuables (une préoccupation constante de l’aile la plus conservatrice du parti républicain).
 
Les membres du Congrès américain vont donc différer leur départ en vacances (c’était théoriquement ce vendredi soir) pour tenter de faire aboutir le plan Paulson… Cependant, plus le temps passe, plus les économistes soulèvent d’objections et redoutent que les banques ne disposent pas de liquidités suffisantes pour soutenir l’activité économique, ni à court, ni à moyen terme.
 
A ce propos, le PIB américain a été révisé assez nettement à la baisse (avec -0,5% en dernière estimation, ce qui le porte à +2,8%) alors que la consommation donne de sérieux signes de faiblesse depuis le mois de juin. Et que dire de l’immobilier, puisque les ventes de logements neufs ont plongé de 11,2% au mois d’août tandis que les commandes de biens durables chutaient en parallèle de 4,5%.
 
** Les nouvelles sur le front économique en France ne sont pas plus encourageantes. Si le moral des ménages français s’améliore un peu en septembre (est-ce l’effet d’une météo plus clémente qu’à la mi-août ?), le chômage aurait fait un bond de 40 000 au mois d’août, selon le ministre du Travail Laurent Wauquiez.

Par ailleurs, la baisse de 0,3% du PIB français au deuxième trimestre a été confirmée. Le déficit budgétaire français devrait en outre se creuser à 52,1 milliards d’euros en 2009, tandis qu’il manquera cinq milliards d’euros de recettes fiscales en 2008 pour tenir l’objectif de déficits à 2,7%.
 
Mais la France a des réserves d’épargne considérables, même si les classes moyennes ou défavorisées se font laminer par l’inflation : son niveau d’endettement (68%) ne va pas faire fuir en courant les fonds souverains ou les grands argentiers de la planète. 
 
** Les Etats-Unis, en revanche, sont exsangues ; le taux d’épargne des ménages est négatif depuis plusieurs années — à quoi bon mettre de l’argent de côté quand la maison prend 100% en six ans… tandis que Wall Street bat des records historiques ? Si le déficit fédéral atteint également 68% (contre 63% précédemment), il faut bien avoir conscience que le différentiel (sûrement plus de 1 000 milliards de dollars) sera presque intégralement financé par de la dette, c’est-à-dire de la création monétaire.

Imaginez l’angoisse actuelle de pays asiatiques tels que le Japon, qui détient 590 milliards de dollars de T-Bonds, ou la Chine, qui en revendique 520 milliards.
 
 Les pays asiatiques (incluant la Corée du Sud, Singapour, Taiwan…) détiennent ensemble la moitié des 2 700 milliards de dollars de créances émises par Trésor américain. Ces pays ont tout à redouter de l’explosion prévisible de la dette américaine suite à la nationalisation d’AIG, Freddie Mac et Fannie Mae, puis de certains actifs de Washington Mutual. Cette dette pourrait s’accroître de 1 500 milliards de dollars pour la seule année 2008 : autant de billets verts supplémentaires en circulation…
 
Difficile d’exclure dans ces conditions l’éventualité d’une violente rechute du dollar qui provoquerait des ventes panique de bons du Trésor américain. Ce serait vraiment le dernier stade de l’effondrement des Etats-Unis (ce que redoute publiquement George W. Bush… mais il ne s’agit pour l’heure que d’une posture et non d’un avis d’expert), puis du système monétaire international.
 
Personne n’y a intérêt… mais quelqu’un peut-il désormais empêcher que le système se fasse aspirer, puis broyer et enfin engloutir par le trou noir de la dette américaine, une fois franchi son horizon quantique, c’est-à-dire le point de non-retour ? De ce point de vue, la suppression des ventes à découvert semble attester de ce basculement astrophysique irréversible.

Philippe Béchade,
Paris

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