La Chronique Agora

Les deux sortes d’argent… et où nous en sommes aujourd’hui

▪ Nous parlions d’argent, pour continuer notre longue exploration

L’argent traduit une relation entre les gens. Un homme qui a "de l’argent" peut s’approprier le temps et les possessions d’autres personnes. Il peut acheter la maison de son voisin. Il peut acheter une heure du temps de son voisin. Dans certaines sociétés, il pourrait même acheter la femme ou la fille de son voisin (aujourd’hui comme jadis, il vaut mieux habiter les beaux quartiers) !

Un homme sans argent n’a pas de tels droits ; il n’a qu’un besoin. Il doit abandonner son temps… sa maison… ou sa fille… pour satisfaire d’autres personnes.

Cela nous va très bien. Du moment que c’est nous qui avons l’argent !

Mais comme nous l’expliquions hier, il y a deux sortes d’argent. Il y a l’argent "basé sur le crédit" — la sorte qui dépend, plus ou moins, du fait que d’autres personnes honorent leurs obligations. Et il y a l’argent qui a, plus ou moins, une valeur intrinsèque.

La première, selon le livre de David Graeber, Dette : les 5 000 premières années, est la sorte d’argent qui existait dans les sociétés primitives. Les gens avaient peu de ce que nous appelons aujourd’hui "l’information", mais celle qu’ils avaient était différente de la nôtre. Elle était réelle. Ils savaient qui devait quoi à qui. Parfois ces registres, entretenus par la mémoire communautaire, s’étendaient sur plusieurs générations. Souvent, ils comprenaient des transactions de nature subtile ou ambiguë… bien trop nuancées pour être enregistrées dans des comptes arides, modernes, du type "… doit à…".

Quelqu’un empruntait l’arc d’un homme et la flèche d’un autre. Il tuait une biche. Il devait un morceau de viande à celui dont il avait utilisé la flèche, et un autre morceau, de meilleure qualité, à celui qui lui avait prêté l’arc. S’il se révélait incapable de fournir cela, la dette pouvait être prorogée, peut-être jusqu’à la génération suivante, avec des intérêts.

▪ Les cités ont tout changé
Lorsque le commerce, l’agriculture et la guerre ont rapproché les gens en nombres plus grands, le système de devise basé sur le crédit s’est effondré. Qui pouvait suivre autant de détails ? De plus, les soldats devaient être payés avec autre chose que des promesses. Ils voulaient quelque chose qu’ils puissent transporter. Les femmes et le pillage fonctionnèrent pendant un temps. Mais à mesure que les armées se faisaient plus vastes… et plus statiques… le stock de Sabines et de butin ne tarda pas à s’épuiser. Les autorités avaient besoin d’un autre moyen de maintenir leurs soldats sur le champ de bataille.

Les marchands avaient eux aussi besoin d’autres moyens de régler leurs comptes. Dans une petite tribu, un réseau étendu d’échanges fonctionnait bien. Pas dans une ville. Pas quand les acheteurs et les vendeurs ne se connaissaient pas l’un l’autre, ne parlaient pas la même langue et n’adoraient pas les même dieux. Eux aussi avaient besoin d’une sorte d’argent différente.

Le passage d’une société tribale à la civilisation — nous entendons par là la vie dans la cité — a entraîné un changement fondamental. La Justice, par exemple. Dans un environnement limité, la justice n’était jamais "aveugle". Tout le monde dans le village connaissait le malfaiteur et sa victime. Le jugement était basé sur la coutume, mais aussi sur une connaissance détaillée, spécifique, directe et immédiate des circonstances. Tous les yeux étaient braqués sur l’accusé.

Dans la nouvelle communauté civilisée, en revanche, souvent l’accusé, l’accusateur, le juge et le jury étaient des étrangers. Ils ignoraient donc sans doute les codes et coutumes spécifiques aux groupes dont ils étaient chacun issus. Un nouveau système était nécessaire. C’est ainsi qu’émergèrent, ou évoluèrent, les principes de la jurisprudence moderne — notamment le fait que les juges doivent être indifférents aux circonstances particulières de l’accusé. Ils doivent plutôt "mettre un bandeau" et supposer que l’homme se tenant devant eux est sujet à la même loi que tout le monde.

C’était là la vraie grande innovation. Tout à coup, il y avait des "lois" auxquelles il fallait obéir. La loi était censée déterminer ce qu’il advenait des contrevenants. Elle était aussi censée dire aux gens comment agir les uns envers les autres — "Tu ne tueras point", par exemple — et envers leurs dirigeants. Quant au gouvernement en tant que tel… même si ceci a mis du temps à se développer pleinement… il était censé être basé sur des "lois" qui ne venaient pas de l’Homme.

L’avantage de cette innovation était qu’elle permettait à des gens qui ne se connaissaient pas de vivre néanmoins côte à côte et de faire affaire ensemble. Etait-ce mieux ? Nous n’en savons rien. Mais les communautés civilisées étaient, dans l’ensemble, plus prospères que les communautés non-civilisées. Les premières ont survécu… et évolué plus encore. Les secondes ont été conquises, transformées, exterminées ou repoussées dans les terres vierges.

▪ Apparition de la monnaie en tant que telle
Parallèlement, dans le monde financier, l’innovation était l’introduction de pièces d’or et d’argent. Elles facilitaient largement les échanges avec des étrangers. Il n’était plus nécessaire de s’inquiéter de savoir si l’interlocuteur était solvable. Ou s’il était honorable. Ou si l’on pouvait se rappeler du nom de son cousin. Ou si sa fille était jolie. On pouvait simplement empocher sa pièce, point final.

On avait là une sorte d’argent différente. C’était de la richesse en elle-même. De la richesse qu’on pouvait dépenser. De la richesse universelle. De la richesse qu’on pouvait stocker. Bien entendu, personne ne sait quelle est la valeur réelle d’une pièce d’or. En termes de ce qu’elle permet d’acheter, elle change tout le temps. Si les humains décidaient soudain qu’ils ne veulent plus ou n’ont plus besoin de cette sorte d’argent, la valeur chuterait à coup sûr. En effet, tandis que l’or et l’argent ont des utilisations ornementales et industrielles, c’est en tant que monnaie — du moins dans le cas de l’or — qu’ils sont les plus précieux.

Cette nouvelle monnaie — comme le nouveau système de lois — a été un succès. Elle s’est répandue dans le monde civilisé, de sorte qu’une personne à Rome pouvait acquérir un tapis fait par un ouvrier perse avec la même pièce qu’un Carthaginois utilisait pour acheter un esclave gaulois.

▪ Et puis tout change…
En dépit de cette longue histoire, le 15 août 1971, le président Richard Nixon, au nom des Etats-Unis d’Amérique, a annoncé que désormais, cette monnaie ne serait plus utilisée par la plus grande économie au monde. Au lieu de ça, les Etats-Unis retourneraient à l’argent basé sur le crédit. Les gens devaient accepter les nouveaux dollars et compter sur la fiabilité et la bonne foi du gouvernement américain pour s’assurer de leur valeur.

Que vaut le dollar aujourd’hui ? Que valent les obligations US ? La Fed vous donnera des "indications". Les spéculateurs prendront les paris. Et les économistes, employés par le gouvernement américain, vous diront qu’ils ont pour objectif de faire en sorte que votre dollar de 2013 vaille précisément 98% de votre dollar de 2014. Pas plus, pas moins.

Ils vous diront que le taux de chômage est précisément de 7,7%. L’IPC ? Eh bien, nous allons les laisser parler d’eux-mêmes :

L’indice des prix à la consommation pour tous les consommateurs urbains (CPI-U) a augmenté de 0,5% en juin sur une base saisonnière, a rapporté hier le Bureau américain des statistiques du travail. Au cours des 12 derniers mois, l’indice a augmenté de 1,8% avant l’ajustement saisonnier.

Et le PIB ?

Est-il de "moins de 1% annuel" ? Plus ? Moins ? Est-ce important ?

Y a-t-il des raisons de douter ? Des raisons de s’inquiéter ? Des raisons de mettre une pièce d’or dans votre coffre-fort, juste au cas où cette renaissance de l’argent basé sur le crédit ne fonctionnerait pas ?

Il a fallu aux Soviétiques 70 ans pour réaliser que leur expérience avec le communisme ne fonctionnait pas. Ils ont essayé de gérer un gigantesque pays moderne comme s’il s’agissait d’une tribu paléolithique. Il a fallu près de 30 ans au Zimbabwe pour découvrir qu’il ne pouvait assurer ses dépenses en imprimant sa propre devise basée sur le crédit (même s’il n’a pas commencé à faire tourner la planche à billets à plein volume avant la fin). Et combien de temps avant que le Troisième reich ne découvre qu’ignorer les lois des nations civilisées serait fatal ? Seulement 12 ans !

A suivre…

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