Le dégonflement brutal de la bulle spéculative sur les matières premières a ramené l’agriculture au-devant de la scène. Au plus fort de la flambée des cours, les organisations s’alarmaient face à l’imminence d’une crise alimentaire globale. Depuis lors, les marchés ont dévissé, entraînant dans leur sillage le cours des commodities… Mais le retour de manivelle n’a pas vu son élan coupé pour autant. Dans une atmosphère de défiance, où les spéculateurs sont partout montrés du doigt, régulation économique et sécurité alimentaire deviennent des priorités gouvernementales, comme l’a montré le sommet du G8 à Tokyo cet été.
Le cas du riz est exemplaire. Pour une moitié de la planète, le riz représente 50 à 75% des apports nutritionnels. Plus d’un milliard de personnes vivent avec moins d’un dollar par jour, dont 700 millions en Asie : dans ces foyers les plus pauvres, le riz accapare la moitié des revenus. Il est aussi une ressource vitale en Afrique — continent qui importe 30% des volumes mondiaux.
Quand on parle de sécurité alimentaire, le riz n’est jamais loin : cette céréale vitale a vu son prix se multiplier par trois au cours du premier trimestre 2008. La faute aux spéculateurs ? La page du riz cher est-elle tournée ? Les choses ne sont pas si simples : voyez plutôt.
6 000 ans d’histoire
Cultivé par les hommes et négocié depuis plus de 6 000 ans, le riz est, à l’instar du blé, une céréale chargée d’histoire… Et fascinante, à plus forte raison pour un analyste technique.
Il existait au Japon, dès le XVIIIème siècle, une célèbre bourse du riz, la "Dojima" (nom d’un quartier d’Osaka). On y négociait des "coupons de riz" standardisés, qui forment l’un des premiers exemples connu d’une bourse organisée de futures. Et c’est pour anticiper les variations du cours de ces coupons qu’un négociant de l’époque a inventé le système dit "des chandeliers japonais", dont les analystes techniques se servent encore à ce jour. Je l’emploie moi-même à l’occasion.
Le riz, au Japon, est l’ancêtre du papier-monnaie ; et l’on peut voir les puissants marchands de riz d’Osaka comme les premiers banquiers de l’histoire japonaise. En centralisant le marché du riz, ils se sont assurés en quelques décennies un quasi-monopole sur la céréale, donnant une impulsion formidable à la prospérité de l’Archipel. Comme le daimyô (seigneur) percevait l’impôt en grains, les marchands géraient pour lui les entrepôts de stockage. Ils enregistraient les dépôts, consentaient des prêts, se mirent bientôt à traiter des coupons de "riz vide" — pas encore en stock, ou bien pas encore récolté : bref, des contrats à terme sur les récoltes à venir.
Notez que le trading battait son plein dès cette époque lointaine. On sait que pour l’année 1749, 110 000 balles de riz ont été négociées à la Dojima… quand il n’en existait physiquement, dans tout le Japon, que 30 000 ! A titre de comparaison, on estime qu’il se traite aujourd’hui, sur les marchés pétroliers, environ dix fois le volume de la consommation mondiale. Vous voyez que les spéculateurs de l’époque d’Edo n’auraient pas à rougir devant les nôtres.
Ca ne se passait pas toujours bien : l’histoire de la Dojima compte plusieurs bulles catastrophiques sur les cours du riz, avec famines et émeutes à la clé. Ces épisodes se terminaient invariablement par une révolte générale contre les spéculateurs qu’on accusait de tous les maux… Et par une intervention musclée du shogunatpour reprendre en main les affaires, en régulant les prix. Intéressant parallèle avec notre actualité, non ?
Grandeur et décadence des cours du riz
Retour à notre époque. En janvier 2008, le prix à la tonne du riz thaï sur les marchés internationaux était de 393 $. A la fin du printemps, il atteignait les 1 015 $… C’est à ce moment-là que les questions de sécurité alimentaire ont resurgi avec force dans les discours politiques et en première page des journaux. Les cours du riz suivaient en fait le boom général des matières premières : dès la fin 2007, les états producteurs (Thaïlande et Viêt-nam, notamment) avaient institué des barrières à l’exportation pour préserver leur marché domestique, nourrissant du même coup la hausse.
La détente est survenue non moins brutalement. Alors que les observateurs prédisaient des famines catastrophiques, la planète a découvert d’un coup qu’il y avait assez de riz pour tout le monde. L’été 2008, les premières estimations de la campagne rizicole indiquaient un accroissement de la production mondiale, avec d’abondantes récoltes de paddy en Thaïlande, le premier exportateur mondial ; Bangkok décidait du même coup de libérer pour l’export une partie de ses réserves stratégiques : conséquence, le prix de référence du riz thaï était retombé à 550 $ la tonne début novembre.
Comment expliquer cette flambée passagère ? Par des raisons à la fois structurelles et conjoncturelles. Je vais commencer par ces dernières.
Les facteurs conjoncturels se dégonflent…
Bien entendu, la spéculation sur le riz existe. Les traders asiatiques parlent du secteur comme d’un "océan rouge" — comprenez qu’il y a toujours du sang dans l’eau… Dans un marché en tension constante, il suffit d’un entrepôt de paddy et d’un téléphone pour se lancer dans le business : et en jouant sur le stockage, les délais de la livraison ou le mélange des variétés, il est assez simple d’ajuster ses prix à la demande — mais la concurrence est féroce.
Pourtant, la spéculation apparaît davantage comme un symptôme des déséquilibres structurels que comme une cause : on ne saurait l’accuser de tous les maux, d’autant qu’elle remplit un rôle important pour la liquidité du marché.
Plus concrètement, le secteur a vu flamber ses coûts d’exploitation. Il y a eu la hausse du pétrole, essentiel entre autres pour le transport du riz. Il y a surtout eu la hausse des engrais. L’urée est une composante vitale pour la rentabilité des rizières asiatiques. On estime qu’elle compte pour 10% dans le prix coûtant du paddy. Il y a enfin une difficulté d’accès croissante aux ressources telles que la terre ou le fourrage. Dans nombre de rizières, le bétail est en effet indispensable, à la fois pour le travail des plants et pour l’engrais. Or ces ressources ont été mobilisées par l’essor de l’industrie plus rentable des biocarburants.
Des facteurs écologiques et climatiques ont aussi contribué à relever les prix du paddy. La riziculture mondiale a connu depuis quelques mois son lot de cyclones et d’inondations catastrophiques ; sans compter que les parasites reviennent en force, ayant développé des résistances aux pesticides actuels. Quoique ces paramètres n’aient pas grand-chose d’accidentel, ils comportent à court terme une part de hasard et le hasard a desservi le secteur l’année dernière.
Mais c’est surtout la décision des grands producteurs (Inde, Viêt-nam, Cambodge) d’instituer des barrières à l’export, en fin d’année dernière, qui a donné le coup d’accélérateur décisif et provoqué l’emballement des cours du riz. N’y voyez pas l’envie de contrôler l’offre : comme je vous l’expliquais en parlant des rizières malgaches, les producteurs, qui sont eux-mêmes mangeurs de riz, subissent aussi le contrecoup des hausses. Il arrive qu’ils y gagnent, marginalement, mais en général ils ont davantage à y perdre.
Le dégonflement de la "bulle commos" a douché la surchauffe et, en levant d’un coup la plupart des facteurs conjoncturels, provoqué la glissade enregistrée cet automne.
Nous verrons la suite dès demain…
Meilleures salutations,
Sylvain Mathon
Pour la Chronique Agora
(*) Globe-trotter invétéré et analyste averti, Sylvain Mathon est un peu "notre" Jim Rogers… Après avoir travaillé durant dix ans au service de grandes salles de marché, il met depuis février 2007 toute son expertise en matière de finances et de matières premières au service des investisseurs individuels dans le cadre de Matières à Profits, une lettre consacrée exclusivement aux ressources naturelles… et à tous les moyens d’en profiter. Il intervient régulièrement dans l’Edito Matières Premières & Devises.