Dans cet extrait de son prochain livre, Bill Bonner se penche sur la civilisation… et le besoin pour les êtres humains de gagner leur vie !
L’expérience humaine est marquée par deux manières de faire contradictoires. Si vous nous lisez de longue date, cher lecteur, vous vous tortillez sans doute sur votre siège en levant la main pour répondre à la question : « quelles sont-elles » ? Il s’agit bien entendu des désormais familiers « gagnant-gagnant » et « gagnant-perdant ».
A présent, nous élargissons un peu le champ. Nous voyons que ce ne sont pas simplement des manières de s’enrichir ou de mener ses affaires. Il s’agit de deux impulsions opposées – toute deux profondément gravées sur le verre humain. L’une a bien servi l’humanité et ses prédécesseurs pendant des millions d’années. L’autre est peut-être mieux adaptée à la civilisation moderne.
Il y a toujours une zone grise entre la violence et la persuasion – mais c’est à d’autres de s’y attaquer. Pour nous, cela importe peu. Nous observons seulement ce qui est en noir et blanc, afin de vous dire ce que nous voyons. Des intellects plus acérés, à la vue plus fine, peuvent dessiner les frontières.
Posons donc un peu les bases. Le sujet : la civilisation. Est-ce une fleur délicate… ou une mauvaise herbe robuste ? Doit-elle être cultivée par des jardiniers payés par l’Etat, comme des citronniers au nord de la ligne de gel ? Ou bien se développe-t-elle seule, indépendamment de ce que nous faisons ou pensons ?
Aujourd’hui, nous vaporisons un peu de désherbant autour de la plante, afin de mieux la voir. Nous verrons que la civilisation – comme le langage – est ce qui arrive lorsqu’on ne l’empêche pas de se produire. Comme les bonnes manières, elle rend les relations entre humains plus agréables. Comme l’argent, elle facilite le commerce et améliore la condition matérielle des gens. Et comme la loi, elle établit des règles utiles… fixe des normes et des attentes… et résout les inévitables conflits sans avoir recours à la violence.
Qu’est-ce que la civilisation ?
Clive Bell, critique d’art anglais et membre du groupe de Bloomsbury, offrait une perspective différente. Selon lui, la civilisation est ce qu’on obtient lorsqu’on réfléchit profondément à la vérité, la beauté, la vie, la justice et autres vastes thèmes. C’est ce que faisait la Grèce antique, dit-il, surtout durant 60 glorieuses années au Vème siècle av. J.C.. C’est pour cette raison qu’elle est généralement tenue pour un parangon de civilisation.
Portrait de Clive Bell par Roger Fry
Bell commence en terrain solide. « La civilisation est artificielle », écrit-il. Il aurait aussi pu écrire qu’elle est « naturelle ». Comme nous allons le voir, elle est les deux. Il faut faire des choses naturelles… et ne pas faire d’autres choses naturelles. Nous nous concentrerons sur le côté des omissions – les choses importantes qu’il ne faut pas faire si l’on veut être civilisé.
Bell le critique d’art écrivait durant l’entre-deux-guerres, au début du XXème siècle. Il avait vu la destruction causée par la Première guerre mondiale. Il anticipait, avec raison, qu’il y en aurait plus. Mais il ne tirait pas de larges conclusions de la violence extrême de la période, ou en quoi elle pouvait être reliée à l’idée de civilisation. Plutôt que de s’inquiéter de la manière dont la guerre s’intègre à la vie civilisée, le critique avait choisi d’observer la vie civilisée qu’il connaissait et de nous la décrire.
Ce qu’il a découvert, c’est que les communautés civilisées ont le temps de « penser et ressentir », plutôt que simplement travailler. Elles se soucient d’art, d’esprit, de charme, de style, de poésie, de théâtre, de musique, de philosophie et de savoir – pas uniquement d’obtenir et dépenser de l’argent.
En fait, Bell était d’avis que gagner de l’argent et le dépenser – ce que font la plupart des gens de leurs journées – était un obstacle à la vie civilisée.
Sans esclaves, pas de civilisation ?
Cela l’a mené à conclure que si une société veut atteindre un niveau de civilisation plus élevé, elle doit libérer certaines personnes – les élites – du besoin de gagner leur vie. Athènes, note-t-il avec approbation, s’appuyait sur une population d’esclaves. Cela permettait aux meilleurs des hommes libres de se consacrer à des buts plus élevés.
Nous ne doutons pas que ce modèle ait trouvé un large soutien parmi la population libre de la Grèce antique – tout comme il avait l’appui de la population libre des Etats-Unis modernes et des classes supérieures britanniques.
Aujourd’hui, il n’existe plus, à proprement parler, d’« esclaves » ou de « serfs » liés à une terre. Nous n’avons plus que des « contribuables »… mais dans ce contexte, l’idée est similaire. Les uns font vivre les autres.
Il y a aussi ceux dont on pourrait dire qu’ils sont « esclaves de leur salaire », mais ce terme semble être un quasi-oxymore. Si l’on travaille pour un salaire – plutôt que pour quelqu’un qui a un fouet à la main – on est toujours libre de travailler pour quelqu’un d’autre… ou ne pas travailler du tout. Les vrais esclaves ne peuvent pas choisir leurs maîtres ou décider de prendre des vacances.
« Très bien », me direz-vous peut-être, « mais il faut bien manger. Nous devons donc travailler. Nous n’avons pas le choix. Dans les faits, nous sommes des esclaves ». Si c’était le cas, nous sommes tous des esclaves – du besoin de se nourrir… et de s’abriter. Le seul moyen d’en être libéré est de mettre d’autres en esclavage – de les forcer à travailler pour nous fournir les choses dont nous avons besoin.
C’est exactement ce qui est désormais largement proposé – une nouvelle forme d’esclavage, dans laquelle certains sont forcés d’entretenir d’autres. Aujourd’hui, on appelle cela un « revenu universel garanti ». L’idée a été défendue pendant un temps par Milton Friedman et d’autres économistes « conservateurs », qui pensaient que ce serait plus efficace et moins destructeur que les programmes d’aide sociale actuels.
Ces derniers temps, l’idée a gagné du terrain grâce à certains sociologues qui sont d’avis que les robots mettront au chômage des millions de travailleurs – lesquels auront ensuite besoin d’une forme ou d’une autre d’aide. Même le célèbre entrepreneur Richard Branson s’est exprimé en faveur d’une telle mesure.
Mais ce Valhalla reste à venir : la suite dès demain…