La Chronique Agora

La résilience du système financier américain

Pourquoi n’y a-t-il eu jusqu’à présent aucune vraie crise ?

Aux Etats Unis, il y a eu de nombreuses crises financières ou bancaires, mais aucune n’a mis en péril le système. Aucune n’avait vocation à détruire le régime du capitalisme financier américain.

Pourquoi ?

Parce que jusqu’à présent, le centre du système américain est resté résilient.

Il est faux de dire que l’économie américaine est résiliente. Elle est totalement fragile, vulnérable, elle ne tient que par des béquilles budgétaires et monétaires. Et elle repose sur du vent. Ce qui est résilient, c’est le centre, le couple banque centrale/Trésor.

Toutes les fragilités remontent régulièrement au niveau de ce centre, et je soutiens l’idée que ce centre s’épuise, se fissure, il se pollue. Le centre, le coeur financier et monétaire américain est comme son centre militaire surexposé, sur-étendu, il repose sur un bluff colossal qui peut un jour être mis en question.

Mis en question, non pas par les agents économiques ou financiers, ou par les opérateurs rogues, non, non, par LA RÉALITÉ.

Le centre du système américain, c’est le couple formé par la Fed et le Trésor.

Ce couple a toujours pu sauver Wall Street, le système bancaire et le Shadow parce qu’il a la possibilité d’émettre de la monnaie gouvernementale ou quasi gouvernementale par les agences – et peut-être aussi par des satellites, comme la BOJ – lorsque la monnaie Wall Street, bancaire ou quasi bancaire est contestée.

Le couple assure la liquidité et la sécurité, et il fait ainsi face à tout problème de solvabilité en polluant son propre bilan. Il le fait parce que ses poches sont profondes et que sa monnaie, la monnaie gouvernementale, se situe au-dessus des autres monnaies dans l’échelle de la confiance.

La structure de toutes les crises est répétitive. A un moment donné, on cesse d’accepter le papier d’une institution ou de reconnaître la valeur de ses promesses/de son crédit, on vend, on fuit, et il s’ensuit un effondrement, une fuite devant la monnaie privée qui est celle de Wall Street, des banques et des quasi-banques. Quand il y a eu un run, une liquidation de ces monnaies, alors la Fed et le Trésor sont intervenus et ils ont stoppé le run, la ruée. Ils l’ont fait toujours avec la même méthode :

Il y a, pour simplifier, deux finances : la finance de Wall Street et la finance gouvernementale. Si vous ne comprenez pas cela, vous passez à côté de toute possibilité d’analyse de la situation américaine. Le mode d’apparition de ces deux finances, c’est le paradigme du risk-on/risk-off. Quand la confiance en Wall Street domine, alors on achète les papiers de Wall Street, on est dans le risk-on, c’est-à-dire que l’on préfère la monnaie de Wall Street : actions, obligations, titres divers, instruments de quasi-monnaie, dont la liquidité est assurée. Quand la confiance disparaît et que la peur s’installe, alors on se met en risk-off et on recherche la monnaie gouvernementale, les fonds d’Etat, les bons du Trésor.

La monnaie risk-on est couplée à la monnaie risk-off ; et c’est une monnaie risk-off sur laquelle est branchée une loterie, ce qui la rend attrayante et séduisante. Mais quand le tirage de la loterie ne dégage plus que des pertes, alors c’est le reflux, on vend la monnaie et les billets de loterie correspondants.

C’est un couple qui constitue la pierre angulaire de la financiarisation, puisqu’il permet de faire en sorte que l’argent reste dans les marchés des « choses en papier » et ne se dirige pas vers l’or ou les biens et les richesses physiques.

Si l’argent reste dans les choses en papier et en fait monter les prix, c’est-à-dire baisser les coûts, alors on peut doper l’économie, sur-dépenser et faire rouler la bicyclette.

C’est la fonction systémique objective de gens comme Citadel et Ken Griffin, que de faire tourner tout cela en faisant du levier de 50 à 100 fois pour réduire les coûts d’emprunt en Amérique. La possibilité de passer de l’un à l’autre, du risqué au non-risqué, est la clef de la longévité du système.

Et cette possibilité de passer de l’un à l’autre, que l’on appelle la « monnaietude » des actifs financiers, a été assurée par ce que l’on appelle le put Greenspan. Le put, c’est la certitude que l’on trouvera un acquéreur pour son papier Wall Street quand il y aura un gros pépin.

Le put, c’est l’option que le couple Fed/Trésor consent aux porteurs de papier Wall Street et aux spéculateurs sur les dérivés, option de pouvoir toujours vendre et échanger leurs actions et obligations et autres bestioles contre de la monnaie gouvernementale avec une perte modeste. Quand le système souffre d’un effondrement de la « finance de Wall Street » contemporaine, comme ce fut le cas en 2008 et 2019, la finance gouvernementale intervient et fait la contrepartie, elle offre un filet de sécurité, une assurance, et alors, rassurés par ce filet de sécurité, les intervenants boursiers arrêtent de vendre et au contraire rachètent.

Ce processus récurrent dans la finance contemporaine doit être différencié de l’effondrement financier pur et simple. La confiance dans « l’argent » de Wall Street (leurs titres/instruments auparavant perçus comme sûrs et liquides) peut être brisée.

Mais il est important de noter que la confiance dans « l’argent » du système en général s’est maintenue. Compte tenu du fait que dans les dernières années, les crises de Wall Street ont toutes été stoppées par l’argent gouvernemental, j’ai toujours affirmé que la crise finale n’était pas proche ou même pour demain. Tant que l’on accepte l’argent du gouvernement, c’est-à-dire tant que l’on accepte des fonds d’Etat et des dollars en échange de ses ventes de « papier Wall Street », il n’y a pas de problème systémique insoluble, c’est gérable. Le système est bien rodé depuis Greenspan et 1987, et on a l’impression qu’il peut durer toujours. Durer toujours cela signifie que l’on peut ajouter des zéros dans les livres qui comptabilisent la masse de dettes du gouvernement, des zéros dans la masse d’argent gouvernemental.

A chaque pépin, on ajoute de la monnaie gouvernementale et cette monnaie s’accumule ; la dette grossit sans arrêt, ne se résorbe jamais, et la masse de fonds d’Etat et d’agences ne cesse de croître. C’est à sens unique, il n’y a jamais de retour en arrière. C’est pour cette raison que l’une de mes principales affirmations paradoxales consiste à dire que la vraie bulle, celle qui est bulle-mère et qui autorise toutes les autres, c’est la bulle de la finance gouvernementale, la bulle des fonds d’Etat et des agences du gouvernement.

Comme elle croît toujours, elle gonfle et devient sans rapport avec la réalité économique sous-jacente. Le bilan de la Fed est passé de moins de 900 milliards de dollars au début de 2008 à 2,2 trillions de dollars en février 2009, puis à 9,0 trillions de dollars en 2020. Les engagements du Trésor ont plus que triplé, passant de 9,5 trillions de dollars à 30,4 trillions de dollars, pour augmenter encore de 50% à 12,0 trillions !

Ce qui fait bulle, comprenez-le, ce ne sont pas d’abord les actifs financiers de Wall Street, mais la finance gouvernementale. C’est elle qui gonfle les autres bulles avec l’effet multiplicateur du levier, c’est elle qui les autorise, c’est elle qui les assure !

L’effondrement d’une bulle, qu’elle soit technologique, du logement ou autre, n’est pas une crise, tant que le renflouement par la finance gouvernementale reste possible, tant que l’on peut émettre des fonds d’Etat, tant que l’on ne bute pas sur des taux d’intérêt des Treasuries trop élevés, sur un marché trop désordonné des Treasuries longues, sur une accélération de l’inflation, ou encore sur une chute de la valeur externe du dollar.

Tant que le mécanisme du risk-on/risk-off fonctionne, on peut éviter la déflation et l’enchaînement de la déflation des dettes, et la crise de type 1929.

La situation actuelle est intéressante, parce que précisément certains paramètres, et certaines conditions permissives de l’assurance par la finance gouvernementale se sont gravement détériorés : inflation des prix des biens et des services, chute de confiance liée aux guerres pas très victorieuses, affrontement mondial qui met en danger l’unipolarité et l’hégémonie financière.

Tout cela au moment où une sorte de nouvelle bulle technologique se gonfle avec les Magnificent Seven, qui pèsent un tiers du S&P 500. Avec le risque non négligeable de la finance Shadow, surendettée.

Un effondrement de la finance de Wall Street dans la phase actuelle aurait une portée et des conséquences bien plus grandes que l’éclatement de la bulle technologique de l’an 2000, car les conditions de sauvetage par la finance du gouvernement seraient bien moins favorables ! Je crois que vous comprenez pourquoi Powell marche sur des oeufs, pourquoi il est obligé de mentir et de louvoyer sans cesse.

La finance gouvernementale a déjà été très sollicitée avec la ruée sur « l’argent » des dépôts bancaires des petites banques régionales. Les actifs des fonds du marché monétaire atteignent des niveaux records, c’est une épée de Damoclès qui n’est stabilisée que par les assurances de la Fed et du Trésor.

La bulle financière gouvernementale américaine est énorme et puissante – et surtout elle est sous-estimée. Elle a le potentiel d’engloutir le monde entier à cause de l’opacité du Shadow, de l’interconnexion et des produits dérivés.

Ces derniers temps, il est apparu que la confiance dans la dette publique américaine vacillait. La décision de Moody’s attire l’attention sur cette question à un moment vraiment peu opportun. Le pire scénario, ce serait un accident de Wall Street qui obligerait une fois de plus à solliciter la finance gouvernementale, qui obligerait à une inflation massive des créances gouvernementales et qui préparerait le terrain pour un futur effondrement dévastateur.

Mon idée est que si, confrontées à un événement négatif à Wall Street, les autorités décidaient que cette fois elles peuvent se permettre de ne pas intervenir et de ne pas utiliser le put, alors ce serait la fin, la communauté financière mondiale comprendrait que le roi est nu.

Je le dis depuis mars 2009, c’est « marche ou crève », nous sommes entrés dans un système à sens unique, il n’est pas possible d’en sortir, sauf à accepter des dégâts encore plus colossaux que ceux que l’on a refusés en 2008.

[NDLR : Retrouvez toutes les analyses de Bruno Bertez sur son blog en cliquant ici.]

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