La Chronique Agora

Reprise en V… comme dans velléitaire

** Les commentateurs s’extasiaient mardi matin : Ben Bernanke est apparu plus confiant qu’en février lors de son grand oral devant la Commission économique mixte du Congrès US. Il était plus souriant, plus détendu (nous connaissons quelques grands millésimes de champagne qui produisent ce genre d’effet, même en temps de crise)… et sans ponctuer son exposé du V de la victoire, il s’est appliqué à conforter la thèse d’une reprise économique en U (comme dans utopie ?).

Cependant, le portrait qu’il brosse de la situation actuelle — en faisant notamment allusion à la stabilisation des pressions récessionnistes durant une période assez longue — évoque plutôt une stagnation en L (comme dans loser ?).

Le patron de la Fed "voit de la lumière au bout du tunnel" — si nous vous tenions de tels propos, vous éclateriez de rire… Il promet aussi de l’argent gratuit pour "une période prolongée" — et si nous approuvions cette stratégie, vous nous traiteriez d’imbéciles heureux.

En ce qui concerne le "tunnel", il faudrait qu’il prenne garde à ne pas confondre la lumière du jour et celle projetée par les phares d’une locomotive qui arriverait droit sur lui. Si un courant d’air semble faire frémir sa barbe, alors n’en doutez pas, c’est qu’il s’agit bien d’une motrice lancée à pleine vitesse… et il est grand temps de dégager la voie — mais lui ne le sait pas encore.

** Son optimisme n’a pas réussi pas à maintenir Wall Street sur la pente ascendante. Les actions américaines avaient ouvert en légère hausse mais les gains n’ont pas tenu ; le Dow Jones est rapidement retombé sous les 8 400 points. Les places européennes ont d’abord joué l’hypothèse d’un simple faux pas mais la consolidation s’amplifiant, les prises de bénéfices ont fini par l’emporter, presque à regret… et sur le tard, l’Euro-Stoxx s’effritant de 0,5%.

Il faut dire que des indices comme le CAC 40, le DAX 30 et surtout l’AEX (à Amsterdam) avaient fortement progressé la veille, dans le sillage de marchés asiatiques littéralement euphoriques et d’actions américaines en proie à une véritable "exubérance irrationnelle".

Les investisseurs ne manquent pas de mettre en avant une série d’indicateurs macro-économiques positifs (en occultant soigneusement ceux qui le sont moins) pouvant corroborer — à condition de faire preuve d’une foi inébranlable devant l’adversité — un scénario de redressement de l’activité aux Etats-Unis d’ici six à neuf mois.

Tout est affaire d’interprétation : l’activité dans le secteur des services est toujours proche de niveaux historiquement très bas… mais le rythme de la contraction s’est ralenti, comme aime à le souligner Ben Bernanke. L’indice ISM des directeurs d’achat est remonté à 43,7 en avril, contre 40,8 en mars (après 41,6 en février et 42,9 en janvier), alors que les analystes s’attendaient à une remontée dans la zone des 42,5 ou des 43 le mois dernier.

Pas de quoi s’enthousiasmer bruyamment comme Wall Street le fit la veille sur l’annonce d’une hausse des "promesses de vente"… car ce ne sont que des promesses après tout ! Si nous devions trouver une analogie, c’est un peu comme si vous réduisiez un peu la pression sur un tuyau d’arrosage après l’avoir plié en deux : le caoutchouc est certes un peu moins aplati, mais l’eau ne circule toujours pas.

La terre de votre jardin reste toujours aussi craquelée en surface, l’herbe de la croissance toujours aussi jaune… et si l’air sec de la récession continue de souffler (sous un soleil de plomb comme dans la région de Las Vegas), elle sera bientôt complètement grillée.

Si cela dure trop longtemps — ce qui serait le cas dans le scénario d’une reprise en L –, vous aurez beau arroser autant que vous le pourrez, rien ne poussera et il n’y aura plus qu’à aller chercher un nouveau sac de semences et attendre la prochaine belle saison.

** Alors que les indices boursiers mondiaux seraient maintenant parvenus aux limites extrêmes de leur potentiel haussier de court terme — une supposition que nous élevons au rang d’hypothèse de travail –, une autre analogie mérite d’être amplement commentée.

Est-ce que la reprise économique — que les investisseurs anticipent — aura le même aspect que le graphique du Dow Jones, du CAC 40 ou de l’Eurotop 100 depuis le 1er janvier ? Ces indices dessinent en effet un V parfait et d’une amplitude historique. Ils ont ainsi gagné entre 33% et 38%, ce qui égale les rebonds explosifs mais sans lendemain des automnes 2001 et 2002.

Aucune reprise conjoncturelle n’a jamais présenté ce genre d’aspect. Il est même important de souligner que l’économie réelle ne s’est jamais pliée aux anticipations des marchés lorsqu’ils ont manifesté un tel optimisme débridé. Il faut dire que cette fois-ci, le PIB des Etats-Unis ou de l’Allemagne partent de beaucoup plus bas. En effet, les deux enregistreront une contraction probablement supérieure à 6% au premier trimestre 2009, mais nous n’allons pas chipoter pour 0,5%.

Il est tout à fait concevable de voir les scores trimestriels remonter rapidement — et de façon mécanique — de -6% à -3%. Cela constituerait une amorce de reprise en V, similaire à celle des marchés. C’est ce qui s’était passé au Japon 18 ans auparavant. Cependant, il serait quasi miraculeux d’assister en l’espace de seulement neuf à douze mois à une remontée à l’équilibre, c’est-à-dire à une croissance neutre en 2010 comme l’anticipe la Commission européenne, ou à une légère progression de l’activité comme le suggère Ben Bernanke.

Nous jugeons même un tel scénario illusoire alors que de nombreuses entreprises vedette du S&P 500 sont en train de négocier — ou d’imposer — des réductions de revenus (fixes et variables) à l’ensemble de leurs salariés pour préserver des marges qui séduisent leurs actionnaires, sans même assortir ces mesures d’austérité de la moindre garantie en matière de sécurité de l’emploi.

En d’autre terme, si au premier lancer de la pièce ça tombe sur pile, cela fera du pouvoir d’achat en moins. Au second lancer, si c’est toujours sur pile, cela fera du chômage technique en plus — et encore moins de revenus à dépenser. Et si ça tombe sur face, c’est le licenciement direct sans passer par la case employé sous-payé en sursis.

Une fois que ce genre de "mauvaises bonnes habitudes" de gestion se sera généralisé et que les employés, tétanisés par la crise et le spectre de la faillite personnelle, auront avalé les plus grosses couleuvres proposées par leur management — sous les applaudissements de leurs actionnaires –, croyez-vous que les entreprises s’empresseront d’augmenter les salaires ?

** Croyez-vous que le baromètre de la confiance des ménages continuera longtemps de fuser à la hausse comme depuis le mois de mars ? Pour l’heure, les contribuables américains peuvent encore s’accrocher à la conviction que l’équipe Obama fera un usage raisonnable de leur argent — la nouvelle administration affiche de louables intentions.

Mais combien de temps leur faudra-t-il pour se rendre compte que les fauteurs de crise sont en train de reprendre sournoisement les manettes du système ? Quelques têtes ont roulé dans la sciure mais le gros des effectifs est toujours à son poste… et les lobbyistes de Goldman Sachs sont plus que jamais influents dans les antichambres du Congrès et dans les couloirs de la Maison Blanche.

Combien de temps mettront-ils à réaliser que rien n’est prévu pour que l’avidité de quelques très gros actionnaires institutionnels, ceux qui font et défont les conseils d’administration, cesse de s’exercer au détriment de l’intérêt général ?

Combien de temps mettront-ils à comprendre que l’altruisme ne fait pas partie des vertus cardinales du capitalisme américain ? Quand se rendront-ils compte que le pouvoir économique — même exercé en dépit du bon sens depuis deux décennies par la génération Greenspan — ne se partage pas, y compris avec une équipe gouvernementale prête à engager jusqu’au dernier dollar versé par le contribuable pour relancer la croissance ?

Si le vaisseau Etats-Unis a résisté à la première torpille — l’éclatement de la bulle du crédit –, nous doutons qu’il résiste à la seconde : la dislocation généralisée des revenus pour les actifs et des pensions pour les retraités, synonyme d’effondrement de la consommation.

Le rêve américain n’y résistera pas… et Wall Street ignore que c’est justement sa propre culture du profit qui va le faire voler en éclats.

Philippe Béchade,
Paris

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