La Chronique Agora

Règlements de compte dans les vestiaires de l'équipe Euroland : drôle de drachme !

L’Allemagne est exemplaire aux yeux d’une majorité d’économistes. Cela tombe pratiquement sous le sens puisque les critères de convergence européens constituent la fidèle réplique des piliers de la politique monétaire de la Bundesbank en vigueur depuis le début des années 90. Ils reflètent l’obsession du spectre inflationniste, lequel découle — d’après la théorie classique — d’une dérive des salaires et de l’accroissement des déficits.

Les Etats-Unis appliquent des principes de gestion totalement inverses, dictés par l’impératif de soutenir la croissance et le plein emploi. Résultat : des déficits colossaux, une hausse phénoménale des revenus des classes les plus favorisées… mais pas l’ombre d’un soupçon de commencement de résurgence des pressions inflationnistes.

L’endettement du Japon s’élève à 225% du PIB ; les gouvernements successifs ont englouti des sommes abyssales pour soutenir la croissance et tenter de redonner force et vigueur à la consommation (le cadet des soucis de la Bundesbank)… Pourtant, l’archipel nippon se bat toujours pour échapper à la déflation, 20 ans après le début de sa crise.

Sans aller jusqu’à prétendre qu’il y aurait eu à l’époque un lien de cause à effet, nous continuons de nous demander si les énormes besoins de capitaux de l’Allemagne au lendemain de la chute du Mur de Berlin n’ont pas détourné les flux de liquidités spéculatives qui étaient alors comme aspirées depuis 1987 par le miracle japonais.

Nombre d’investisseurs, surpris par la désintégration du bloc soviétique et l’émancipation de ses satellites, ont vite réalisé que les futurs gisements de croissance pourraient désormais se situer en Europe de l’Est plutôt qu’au Pays du Soleil Levant (la Chine n’avait pas encore amorcé son virage à 180 degrés vers un capitalisme planifié glorifiant l’enrichissement individuel).

L’Allemagne de l’époque ne pouvait pas prévoir que la mondialisation et la délocalisation massive de la production vers des pays à très bas coûts salariaux contribueraient à faire chuter durablement les prix de biens de consommation. Le surcroît de l’offre en provenance des BRIC muselait dans le même temps tout risque de surgissement d’une inflation induite par la demande dans les pays occidentaux.

Wall Street et la City mirent en place une finance casino, avec la montée en puissance des dérivés de crédit — qui ont multiplié artificiellement, mais de façon vertigineuse, la masse monétaire. Même cela ne parvint pas à générer le genre d’inflation que la BCE se targue de combattre.

Autant se couvrir de crème solaire avec un indice de protection 60 au mois de novembre en Islande et claironner début décembre que cette indispensable protection nous a épargné de sévères coups de soleil !

▪ En ce qui concerne l’inflation des actifs (immobilier, matières premières, valeurs mobilières), la "BundesBCE" est complètement passée au travers. Faute de se doter des bons outils théoriques — et de mettre au rencard ses vieux manuels d’économie d’avant la Seconde Guerre mondiale –, elle ne l’a pas détectée ni même cherché à la combattre.

Avez-vous le souvenir d’un seul petit fragment de discours d’un patron de la BCE ou de la Bundesbank dénonçant le danger que faisaient peser sur la stabilité de l’économie les CDO, ABS, CLO, RMBS et autres produits obligataires exotiques (et toxiques) s’échangeant dans l’opacité la plus totale, hors de tout contrôle des autorités monétaires et bancaires ?

"Gouverner, c’est prévoir", affirme un célèbre dicton, et pas seulement s’ériger en exemple. En matière économique, la vertu n’éloigne pas plus les crises que la peur n’éloigne le danger. De ce point de vue, le gouvernement de la vertueuse Allemagne est pratiquement le dernier à avoir pris la mesure de la gravité de la crise de l’automne 2008, rejetant jusqu’à la dernière extrémité le principe d’un plan de soutien aux banques européennes.

Nous gardons ce souvenir pathétique d’une chancelière affirmant le 1er octobre 2008 que le système bancaire allemand n’avait nul besoin que quiconque vole à son secours : était-ce par aveuglement, idéologie ou incompétence ? En tout cas, le 4 octobre, elle "apprenait" la situation de faillite imminente d’Hypo Real Estate. Quelques jours plus tard, c’était au tour de la Landesbank, ce qui fit planer un risque systémique majeur sur l’ensemble des établissements de crédit immobilier européens.

Combien nous a coûté le déni de la réalité allemand à l’automne 2008 ? Combien de milliards auraient-ils pu être économisés en intervenant plus tôt, ce qui aurait permis d’éviter un vent de panique sur les CDS et l’explosion des coûts de refinancement des banques en péril ?

Gordon Brown avait su faire preuve de beaucoup plus de réalisme lors du sauvetage de Northern Rock, Lloyds Banking Group ou Royal Bank of Scotland. Mais Angela Merkel a dû estimer que de tels déboires étaient inconcevables en Allemagne. Quelle banque de culture économique germanique aurait donc pu se fourrer jusqu’au cou dans le pétrin des subprime ?

Oserons-nous rappeler que le sauvetage d’Hypo Real Estate nécessita la mobilisation de 50 milliards d’euros, soit peu ou prou le montant que la Grèce devra refinancer d’ici l’été ?

Nous concédons bien volontiers que les déboires grecs sont d’une nature bien différente des pertes engendrées par la désintégration de la finance casino… Mais qui n’a pas voulu voir que la Grèce ne respectait pas dès l’origine les critères de Maastricht ? Qui s’est satisfait de comptes nationaux grossièrement maquillés dans l’urgence par Athènes pour rendre le pays éligible à l’Eurozone dès 2001 ?

La Commission de Bruxelles, la BCE, le Parlement européen… tous n’y ont vu que du feu. A moins qu’ils n’aient trouvé agréable la chaleur et la lumière provenant du flambeau grec — même si celui-ci devait se consumer en moins de temps qu’il n’en faut pour abaisser le drapeau olympique lors de la cérémonie de clôture des Jeux ?

Intégrer coûte que coûte le berceau de la démocratie à l’ensemble européen, cela avait un sens au début du XXIe siècle. 10 ans plus tard, les politiques semblent céder la place aux comptables et aux censeurs.

▪ La recrue grecque fut une mauvaise acquisition, elle est du genre à marquer un but contre son camp. Athènes retourne ce lundi l’accusation : les banques allemandes spéculeraient cyniquement contre sa dette souveraine depuis trois mois… Ambiance ! Ça sent le règlement de compte dans le vestiaire. L’entraîneur du club Europe, manifestement de nationalité allemande, a consulté les principaux actionnaires et recommande son exclusion du groupe.

Motif : la Grèce traîne des pieds aux entraînements, se plaint tout le temps que c’est trop dur, sème la zizanie dans l’équipe en menaçant d’en appeler à l’arbitrage du FMI. Jean-Claude Juncker, le président de l’Eurogroup, reprend la balle au bond et plaide pour une solution mixte FMI/Union européenne… Il propose de se donner encore du temps pour y réfléchir.

D’après un dernier sondage réalisé ce week-end outre-Rhin, 40% des Allemands estiment que si le championnat d’Europe s’avère une compétition trop relevée pour la Grèce… celle-ci n’a qu’à raccrocher les crampons et se mettre au handball : le terrain est moins grand et la balle est plus petite — si elle quitte l’Eurozone, on ne va pas en faire un drachme !

▪ Leur donner raison, ce serait adresser un très mauvais signal aux marchés. Les cambistes semblent partager ce sentiment : l’euro a pris une nouvelle volée de bois vert lundi matin. Il a replongé sous les 1,35 face au dollar… Mais avec l’optimisme affiché par Wall Street, qui a entraîné un spectaculaire rebond du pétrole de 78,9 $ vers 81,5 $, le billet vert a rapidement consolidé vers 1,3550/euro.

Les indices boursiers ont littéralement sauté sur l’occasion pour rebondir. Le Dow Jones est passé de -0,5% à +0,6%, retraçant son éphémère zénith des 10 800 points de vendredi matin. Paris, qui chutait de 1,45% vers 14h30, termine au plus haut du jour, sur un gain symbolique de 0,07% : la tradition du lundi haussier serait-elle de retour ?

La volatilité des actions — on dénombrait pas moins de 38 valeurs sur 40 en baisse au sein du CAC 40 vers 14h35 — ne s’est pas traduite par un gonflement des volumes. Il ne s’est en effet échangé que trois milliards d’euros, un montant comparable à la moyenne basse observée d’ordinaire le lundi.

Les opérateurs dans les salles de marché semblent résignés à faire du day trading sur des unités de temps s’étageant entre trois minutes et une heure. Le "suivisme" demeure la règle : il suffit qu’un gros intervenant lance une direction pour que tous les spéculateurs grimpent dans le train en marche, entretenant le principe du mouvement auto-réalisateur.

Nous avons atteint le degré zéro de la réflexion macro-économique. La surliquidité entretenue par la Fed écrase toutes les aspérités du quotidien. C’est à peine si les stratèges évoquent le relèvement des taux d’intérêt en Inde vendredi et le risque de voir la Chine durcir encore les conditions d’octroi du crédit alors qu’une gigantesque bulle immobilière menace d’éclater.

▪ Le réel a été chassé de la sphère boursière, il attend l’heure de prendre sa revanche. Nous faisons le pari que la Grèce ne sera pas chassée de l’euro… mais nous constatons cependant que la première crise un peu sérieuse a fait voler en éclats l’idéal de solidarité européenne.

Cette utopie a vécu : la désunion de l’équipe portant les couleurs de l’euro lui vaut une cinglante défaite face à la spéculation… et cela laissera de vilaines traces!

Une équipe ne gagne pas tous ses matchs parce que son avant-centre mesure deux mètres et maîtrise la technique du "ciseau retourné". Elle y parvient parce que la défense reste bien en place et fait son boulot sans état d’âme. Dès qu’un joueur est déstabilisé par un adversaire, un de ses partenaires vole à sa rescousse, et ainsi de suite, jusqu’à ce que l’attaque soit mise en échec. Si la règle devient celle du "chacun pour soi", autant participer à un tournoi de golf !

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