Face aux limites des monnaies fiduciaires, les banques centrales explorent une autre voie : celle des monnaies numériques de gros.
Comme nous l’avons vu dans notre précédent article, les stablecoins offrent une alternative séduisante aux monnaies fiduciaires en alliant stabilité et innovation – mais leur solidité repose sur un équilibre précaire entre promesse de parité, qualité du collatéral et résistance aux crises systémiques, ce qui les rend loin d’être sans risques.
Deuxième alternative : monnaies numériques « de gros »
Sur les marchés financiers actuels, la fonction de règlement-livraison – c’est-à-dire l’échange de titres financiers contre espèces – s’effectue en monnaie banque centrale dite « de gros », autrement dit les réserves que les banques détiennent sur leurs comptes à la Banque centrale européenne (BCE).
La mise en œuvre d’une monnaie numérique de banque centrale pour ces marchés suppose donc la création d’une infrastructure dédiée, fondée sur la constitution de marchés financiers numériques. Cela implique le développement de programmes capables de reproduire toutes les opérations financières traditionnelles à l’aide d’actifs numériques émis et échangeables sur une blockchain, sous forme de tokens.
C’est dans cette perspective que, en février 2025, la BCE a officiellement annoncé le développement de sa propre blockchain, destinée à permettre le règlement des transactions en euro numérique. En complément, à partir de cet été, ces transactions numériques pourront bénéficier d’un règlement en monnaie banque centrale via une interconnexion avec le système de paiement interbancaire classique de la BCE, TARGET.
Mais une fois ce cadre posé, en quoi les monnaies numériques de banque centrale destinées aux marchés financiers constituent-elles réellement une alternative aux monnaies fiduciaires, aux crypto-monnaies ou encore aux stablecoins ?
Pour le comprendre, il faut examiner les motivations profondes des banquiers centraux, qui sont multiples.
Dans une interview accordée récemment aux Echos, Klaas Knot, président de la Banque centrale des Pays-Bas et membre du conseil des gouverneurs de la BCE pressenti comme successeur potentiel de Christine Lagarde en 2027, a souligné l’intérêt stratégique d’un euro numérique, qu’il soit de gros ou de détail :
« L’euro numérique est une évolution logique du billet de banque à l’ère numérique. De plus, il nous permettrait de retrouver une certaine autonomie stratégique dans les paiements de détail. Aujourd’hui, la plupart des logiciels sont fournis par des acteurs américains. Le développement de l’euro numérique signifierait que nous créerions des infrastructures de paiement alternatives, potentiellement plus largement accessibles. »
Au-delà de cet objectif géopolitique, les enjeux sont également microéconomiques, avec en toile de fond une réponse au développement désordonné des stablecoins. En permettant des transactions plus rapides, moins coûteuses et plus transparentes, une blockchain appuyée par une monnaie numérique de banque centrale pourrait renforcer la confiance entre les parties et contrer la concurrence de monnaies privées.
On constate donc que ces innovations ne remettent pas fondamentalement en cause les principes de création monétaire illimitée associés aux monnaies fiduciaires. On assiste davantage à une transformation des modalités de circulation monétaire qu’à une véritable révolution monétaire.
D’ailleurs, ces derniers mois ont vu l’émergence de transactions tokenisées entre de grandes banques de la zone euro et la Banque centrale européenne. Il s’agit d’expérimentations appliquées à des opérations traditionnelles, bien connues sur le marché monétaire et pratiquées depuis plusieurs décennies.
Deux exemples emblématiques, réalisés par des banques françaises à la fin de l’année 2024, méritent d’être mentionnés. Ces opérations ont été réglées à l’aide de jetons de monnaie numérique de banque centrale (MNBC) émis par la Banque de France – institution centrale nationale au sein du système européen de banques centrales – via une blockchain dédiée.
La première de ces transactions s’appuie sur les travaux de la filiale crypto de Société Générale, Forge, qui a obtenu en juillet 2023 l’agrément de prestataire de services sur actifs numériques (PSAN) délivré par l’AMF. Dans cette opération, la banque a déposé en garantie auprès de la Banque de France des titres numériques (security tokens) émis sur la blockchain publique Ethereum, en échange de MNBC – dans le cadre d’une opération de repo ou mise en pension, selon la terminologie des marchés financiers.
C’est la première fois que la Banque de France accepte, à son bilan, un actif tokénisé, ouvrant potentiellement la voie à une généralisation de ce type d’opérations.
Le second exemple concerne des opérations sur titres effectuées par BNP Paribas. Dans ce cas, la Banque de France a acquis sur le marché secondaire un titre tokénisé émis par BNP Paribas, et a testé avec succès, sur la blockchain, deux opérations sur titres (OST) : le versement du coupon et le remboursement du capital. Ce type d’intervention s’inscrit dans le cadre des opérations de refinancement classiques menées par les banques auprès de leurs banques centrales, en contrepartie de collatéraux – le plus souvent sous forme de titres obligataires ou de créances privées éligibles aux appels d’offres de la banque centrale.
Certes, ces opérations digitalisées présentent des avantages en matière de transparence, de sécurité et de réduction des coûts. Mais une question essentielle subsiste : ces innovations suffisent-elles à faire disparaître le risque fondamental de perte de confiance associé aux monnaies fiduciaires classiques ?
Nous aborderons dans notre prochain article la question des monnaies digitales de banques centrales de détail.