La Chronique Agora

Quand le pain des pauvres devient hors de prix

La destinée manifeste d’un légume aux multiples facettes
Originaire des Andes péruviennes, j’émigre en Espagne dans la première moitié du XVIème siècle. Je suis aujourd’hui suis le quatrième légume le plus consommé au monde, après le blé, le riz et le maïs. J’appartiens à la famille des plantes solanacées. Tomates, aubergines et poivrons comptent parmi les cousins du tubercule que je suis, tout comme les pétunias, le tabac et la mandragore.

En langue française, je dois ma dénomination définitive à un botaniste des Lumières contemporain de Buffon, Henri Louis Duhamel du Monceau. Dès cette époque, mes qualités nutritives et mon faible coût de revient sont remarquées. Le roi Louis XVI félicitera l’agronome Antoine Parmentier à mon propos : "La France vous remerciera un jour d’avoir inventé le pain des pauvres". Vous m’aurez reconnu : je suis la pomme de terre.

Notre légume est bien multiforme : on en compte plus de 3 000 variétés différentes de par le monde ! Pour l’usage alimentaire, la plus cultivée en Europe est la variété Bintje, d’origine néerlandaise. La Charlotte, à chair ferme, est également très cultivée en France, tout comme la Belle de Fontenay, ou encore la ratte de Lyon, prisée des restaurants gastronomiques. Chaque pays a ses espèces préférées.

En conséquence, il n’existe pas de marché unifié de la pomme de terre, mais une foultitude de places adaptées aux demandes locales. Et cela n’exclut pas un fort taux de transactions de gré à gré, directement du producteur au transformateur. Pour les usages industriels basés sur l’extraction de l’amidon, l’industrie dite "féculière" a recours à des marchés plus organisés, en raison du caractère uniforme de ce produit dérivé.

Tour d’horizon du marché de la patate
Selon la Food & Agriculture Organization (FAO) de l’ONU, l’agriculture mondiale a produit 323 millions de tonnes (Mt) de pommes de terre en 2005, soit 2,2% de moins qu’en 2004. Les quatre premiers pays producteurs concentrent la moitié de ce total. "Pain des pauvres", si Louis Capet savait combien il disait vrai ! Car il s’agit d’abord de pays émergents : encore la Chine (23% du total mondial, 73 Mt), puis la Russie (11%, 37 Mt), l’Inde (8%, 25 Mt), et l’Ukraine (6%, 19 Mt).

Ensuite vient le tour des Etats-Unis (6%, 19 Mt), de l’Allemagne (4%, 11,5 Mt), de la Pologne (3%, 11 Mt) et de la Biélorussie (2,5%, 8 Mt). Grosso modo, les 27 membres de l’Union européenne ont dû produire 60 Mt de fécules durant 2005 (-8% sur un an !).

La Chine et la Russie augmentent leur production entre 2004 et 2005, alors que les pays suivants la voient au contraire reculer. Ce qui explique qu’au niveau mondial, la production globale de notre tubercule stagne, voire recule ces deux années.

Des facteurs de demande orientés en hausse
En face, la demande ne cesse de progresser. D’abord car la pomme de terre fait maintenant partie de l’alimentation courante de la quasi-totalité des habitants de la planète. Son faible coût et la popularisation des habitudes alimentaires occidentales développent fortement la demande des pays émergents.

En outre, la pomme de terre est également utilisée dans par les "féculeries" pour la production de glucose et d’amidon que l’on retrouve un peu partout, que ce soit dans l’agro-alimentaire (pâtisserie industrielle, biscottes), pour la nutrition animale, dans le papier et le carton, et dans les industries pharmaceutique et cosmétique (médicaments, rouges à lèvres).

Chine, hamburgers et réchauffement climatique stimulent la demande
En dépit d’une consommation de 95 kilos par tête et par an (70 kilos en France), les Belges ne sont plus les rois de la pomme de terre. La Chine, qui ne se contente pas d’être le premier producteur mondial de fécules, en est également le premier consommateur. Sa production ne suffit pas, d’autant que les rendements de l’agriculture chinoise sont faibles. L’Empire du Milieu doit donc importer des pommes de terre, en particulier 70% de sa consommation de produits transformés, comme les frites.

Je vous parie que la tendance n’est pas près de s’inverser, à mesure que la population urbaine augmente. La multiplication des chaînes de fast-food McDonald’s, Quick et autres KFC n’est pas pour rien dans le façonnage de nouvelles habitudes alimentaires. Cela vaut pour les pays émergents comme les pays développés : qui dit hamburger, dit frites.

Comme si le désopilant succès des temples de la "malbouffe" ne suffisait pas, les conditions climatiques viennent comprimer l’offre : les chaleurs de l’été 2006 ont pesé sur la qualité comme la quantité des récoltes européennes et américaines, tout spécialement sur les variétés de pommes dites "tardives" — à l’opposé des pommes de terre "nouvelles" du printemps — qui se récoltent à partir de septembre. Environ 20% de la récolte française de l’automne dernier était invendable. Le Comité national interprofessionnel de la pomme de terre a fait savoir qu’en 2006, la production de France a reculé de 8% et celle d’Allemagne de plus de 20% !

La pénurie nous guette-t-elle ? En tout cas, le prix de notre pomme de terre s’envole !

Après la fin des haricots, celle des pommes de terre ?
Y aurait-il pénurie de patates ? A tout le moins, il y a menace de pénurie. Le 9 février dernier, le bulletin Euro Potato du Conseil britannique de la Pomme de terre notait que "des enquêtes d’évaluation des stocks sont en cours dans la plupart des pays. Les résultats montrent qu’en Belgique, les stocks sont inférieurs de 28% au niveau moyen constaté ces neuf dernières années".

Le directeur des achats de McDonald’s France, Willy Brette, déclarait : "notre cahier des charges exige des frites d’au moins 7 centimètres. Nous sommes donc contraints de diminuer la taille de nos frites". Du coup, le groupe américain a recentré ses ventes sur son produit Deluxe Potatoes, obtenu à partir de petites pommes de terre plus faciles à trouver !

La concurrence fait rage
Vous nous objecterez avec raison que le climat est un facteur conjoncturel, et qu’il reste possible que les récoltes s’améliorent. Mais un facteur structurel autrement plus durable est également à l’œuvre : nombre d’exploitations délaissent la pomme de terre pour des produits plus demandés et/ou plus rémunérateurs, comme les betteraves et cannes à sucre, le colza, ou le blé ou le maïs.

Le cours du tubercule double en un an !
Vous l’aurez compris : moins d’offre et plus de demande, voilà qui ne peut s’ajuster que par une hausse des prix. Fin février 2007, le cours de la tonne de Bintje a dépassé les 300 euros sur le marché de référence belge organisé par Belgapom, contre 150 euros un an plus tôt, et 30 euros en 2003 ! Sur le marché français, le cours de la pomme de terre alimentaire courante est passé de 114 à 290 euros la tonne en un an. Avec une hausse de 154% en un an, la patate n’a rien à envier à l’envolée du cours du nickel ! Impossible de ne pas s’en rendre compte lorsque vous faites les courses…

La compagnie familiale canadienne McCain Foods, numéro un mondial de la frite surgelée et premier fournisseur des fast foods, n’a que partiellement répercuté l’augmentation de ses coûts. Ses prix de vente n’ont augmenté que de 20 à 25% en 2006.

De plus, McDonald’s et autres Quick, grands consommateurs de pomme de terre, n’ont pas modifié du tout leurs prix. Les 4 500 friteries belges signalent qu’elles pâtissent également de la hausse des prix de l’énergie. Puis-je être plus clair ? Pour l’heure, les marges des industriels de la patate souffrent des ces cours records plus qu’ils n’en profitent. Les acteurs de la filière ne se sont pas encore adaptés à ce qui est en train de devenir, selon moi, la "nouvelle donne" du tubercule.

Un placement inaccessible… pour l’instant
Il vous sera très difficile de vous se placer sur la pomme de terre. La matière première n’étant pas uniforme, il n’existe pas — encore — de certificats. Idem du côté des contrats à terme, réservés aux professionnels. Même les grands du secteur, exploitations agricoles ou groupes comme McCain, ne sont pas cotés en Bourse. Le français Roquette Frères (deux milliards d’euros de chiffre d’affaires) est bien le numéro quatre mondial de l’amidon extrait notamment des pommes de terre, mais il s’agit d’un groupe familial.

Vous l’aurez compris : la pomme de terre n’est pas encore mûre pour l’investisseur particulier.

Cependant, on notera que les choses changent pour le sucre. A terme, pourquoi pas la pomme de terre ? Tenez : Tereos, quatrième sucrier mondial par la fusion d’Union SDA et de l’ex-Béghin-Say — dont l’action a été radiée de la cote parisienne en 2003 –, envisage de revenir en Bourse en 2008. Sa filiale brésilienne Guarani, présente dans le marché porteur des "carburants verts", devrait rejoindre la Bourse de Sao Paolo dès novembre prochain.

Sur des segments bien identifiés, l’investissement agricole est en train de redevenir intéressant. A suivre de près ces prochains mois !

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