La Chronique Agora

Quand le K-105 se fait le complice du FASB-157

▪ Il y a une semaine environ, nous rédigions une chronique teintée d’humour, inspirée des petites phrases les plus en vogue sur les forums boursiers — celles qui résument le mieux l’état d’esprit du moment.

Une poignée de séances se sont écoulées et les indices paneuropéens (Euro-Stoxx 50, Eurofirst 80, CAC 40) ont renoué avec leurs records annuels. Le Dow Jones s’installe, presque confortablement, au-dessus des 11 000 points, tandis que le S&P 500 renoue avec les 1 200 points, son plancher majeur du 15 juillet 2008.
 
Nous avons pu observer dans l’intervalle une tension sur les emprunts grecs dépassant les 400 points de base au-dessus du Bund allemand de maturité 10 ans — contre 300 points début février, alors que les places européennes évoluaient 15% plus bas.

▪ Nous avons aussi "appris" (c’est une façon de parler car nous connaissons cette carambouille par coeur depuis des années) que les 18 plus grosses banques américaines truquaient plus que jamais leurs comptes en faisant disparaître temporairement plus de 40% en moyenne des créances de leur bilan.

Le but de la manoeuvre — qui exploite une disposition fiscale absurde baptisée K-105 — est de faire grimper artificiellement le ratio de solvabilité le jour de la certification de leurs comptes trimestriels. Cela afin de rassurer les analystes financiers et les agences de notation, qui, comme de bien entendu, font semblant de prendre pour argent comptant ces chiffres complètement bidon.
 
Toute la communauté financière est tellement au courant de cette arnaque quasi-légale que sa divulgation par le Wall Street Journal n’a même pas provoqué l’esquisse d’un frisson chez les investisseurs, ni jeudi ni vendredi dernier.

▪ Ce qui nous a littéralement coupé le souffle, c’est le changement de ton des commentaires sur les forums boursiers. Ceux qui ont le malheur d’évoquer leur perplexité sur la santé réelle des banques et de l’économie américaine suite à l’article du  Wall Street Journal se font littéralement incendier.

Si l’expression "on s’en fout, c’est bull !" résonnait un peu comme une boutade, les réponses que nous avons lues ces dernières 48 heures sont dépourvues de toute forme d’humour. Elles véhiculent des flots de mépris à l’égard des sceptiques.

Il ne saurait y avoir de la place pour les questionnements concernant l’éthique des marchés américains. Ceux qui doutent des fondements de la hausse des indices sont au mieux des perdants qui n’ont pas choisi de rejoindre le camp des gagnants — un concept qui nous glace d’horreur dès que nous ouvrons un manuel d’histoire. Ou bien ce sont des idiots qui n’ont pas compris que la Fed s’emploie à gonfler les bulles d’actifs au profit de ses vieux complices de Wall Street, comme elle le fait systématiquement depuis 1987.

Il n’y a pas de créations d’emplois en Occident — et ce depuis longtemps. L’offre de crédit par les banques se contracte. Non seulement ça, mais elles embellissent systématiquement leurs comptes, encouragées par l’application de la directive FASB-157e (Financial Accounting Standards Board), qui autorise le modèle de valorisation théorique mark to model et non plus la valeur marché. Pourtant, tous ces facteurs ne sont pas reconnus comme pouvant remettre en cause la stabilité du marché ou le discours dominant concernant la reprise.

▪ Il faut vraiment être aussi étroit d’esprit et vieux jeu que les rédacteurs de la Chronique Agora pour ne pas célébrer joyeusement l’avènement de l’ère des rebonds boursiers en période de surendettement durable des Etats, de chômage structurel, d’absence d’investissement, de stagnation de la production, de hausse des saisies immobilières (les chiffres de mars 2010 sont encore pires que ceux de mars 2009)… et de rendement négatif des sommes injectées dans le système économique.

En 1972, avant le choc pétrolier, un dollar d’investissement produisait à terme un dollar de richesse. De 2008 à 2010, ce même dollar produit une destruction de 0,45 $ par le jeu de la délocalisation de la production et du coût de la dette sociale.

Mais après tout, faire grimper artificiellement les cours boursiers comme d’habiles marchants d’art savent faire grimper la cote d’un artiste par le biais des ventes aux enchères truquées ne serait pas choquant… si les escrocs restaient entre eux, se revendant les toiles à des prix faits à la main dans l’espoir que quelques gogos ne sachant quoi faire de leur argent se laissent piéger par la perspective de profits faciles.

Il y a juste un problème : l’acheteur final, c’est le futur retraité américain. Et il confie — souvent bien malgré lui — la gestion de son épargne à un professionnel qui réplique mécaniquement l’évolution des indices boursiers… sachant qu’il est mathématiquement démontré que surperformer le marché sur une période de 20 à 30 ans est quasiment impossible.

Ils ont fourgué leurs subprime et autres actifs toxiques comme substitut aux placements monétaires dynamiques. Aujourd’hui, les banquiers de Wall Street — qui se contentent de faire du day trading boursier à grande échelle — fourguent des portefeuilles d’actions dont les prix sont gonflés à l’hélium aux mêmes épargnants qui se sont fait laminer en 2000/2002 puis 2007/2008. Tout cela au prétexte imparable que les rendements des valeurs du S&P ou du Nasdaq sont supérieurs à ceux de placements purement défensifs (qui ne rapportent que 0,15%).

Pour reprendre l’allégorie de l’artiste dont l’oeuvre flambe à chaque enchère : avec ce raisonnement, il leur serait facile de prouver aux épargnants qu’ils feraient mieux de liquider leurs pièces d’or et bijoux de famille, qui ne rapportent rien, pour acheter des croûtes ou des sculptures en matériaux de récupération aux formes incompréhensibles. Après tout, c’est du +50% presque garanti au cours des six prochains mois, faites confiance aux vrais spécialistes!

Et la meilleure preuve que la bourse "crée de la valeur", c’est qu’elle monte… Les raisons fondamentales de ce mouvement perpétuel importent peu pourvu que les plus-values soient au rendez-vous.

Mais pour le futur retraité, les gains restent virtuels jusqu’au jour où il peut réaliser son portefeuille et commencer à toucher sa pension. Les day traders, eux, encaissent leurs gains toutes les cinq minutes, voire toutes les quatre heures pour les plus patients !

▪ Débarrassé du souci de devoir faire face aux réalités du lendemain ou du mois prochain, Wall Street poursuivait imperturbablement sa hausse à quelques heures de la publication des trimestriels d’Alcoa.

La bonne orientation initiale des indices américains n’a pas cependant pas suffi à maintenir le CAC 40 dans le vert. L’indice parisien terminait inchangé à 4 050,50 points contre 4 050,54 points vendredi dernier, après avoir inscrit un second meilleur cours annuel intraday à 4 082 points.

Paris mais aussi et surtout Madrid (+0,6%) et Milan (+0,8%) ont été soutenu par la bonne tenue des valeurs financières. Elles grimpaient fortement sur les places latines dans le sillage des banques grecques : ces dernières ont bondi de 8% en cours de séance grâce à l’annonce d’une mise à disposition de 40 milliards d’euros de garanties de crédit en faveur d’Athènes, à un taux de 5% (supérieur de 100 points de base au chiffre qui circulait vendredi soir).

▪ Le spectre du défaut de paiement grec s’évanouit dans l’immédiat. Cependant, Dominique Strauss-Kahn affirme que le pays devra passer — tout comme l’Irlande — par une phase de déflation… une façon bien euphémique de qualifier la douloureuse dépression de -15% qui frappe l’Irlande depuis deux ans.

La contraction du PIB grec en 2010 et 2011 risque d’être aussi spectaculaire que celle de l’endettement ; cela pourrait s’avérer socialement explosif dans un pays qui n’adhère pas pleinement au modèle libéral anglo-saxon.

Le véritable souci, c’est que la Grèce n’aura tout simplement pas les moyens de supporter le financement du service de sa dette à un taux de 5%. Le pays fera faillite, soit tardivement si le peuple grec met du temps à s’apercevoir que ses sacrifices sont inutiles… soit rapidement si les spéculateurs, pressés de reprendre leurs attaques contre l’euro, répandent l’idée — hélas imparable, démonstration à l’appui — que le plan accepté ce week-end n’a permis de reculer que pour mieux sauter.

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