La Chronique Agora

Quand 15 000 sociologues étudient le comportement d'une poignée d'épargnants

▪ Le cycle boursier (nous voulons désigner en fait toutes les classes d’actifs négociables) qui a démarré fin août, c’est un peu comme le Concorde qui prend son élan avec un réacteur en flammes. Il est arrivé un moment — le fameux point de non-retour — où le pilote a dû opter pour le décollage bien que ses ordinateurs lui signalaient une perte de poussée sur l’un des moteurs.

Si la tour de contrôle l’avait averti dès le début de l’incendie, le pilote aurait abaissé la manette des gaz et écrasé les freins et évité une catastrophe. Dans le cas du prix des actions, des bons du Trésor et des matières premières qui s’embrasent, tout le monde voit bien que les moteurs de la hausse sont déjà en surchauffe. Il serait donc encore temps de tout arrêter… mais la Fed s’est déjà engagée auprès de ses complices favoris à déverser plus de dollars dans le grand réacteur financier qu’est Wall Street.

Les spéculateurs ne manquent pas de déclencher un grand feu de joie ; peu importe si les flammes ravagent ensuite la salle des fêtes et les forêts aux alentours — c’est-à-dire les économies des épargnants, qui n’ont plus aucune prise sur les évènements puisqu’ils ont confié à 90% la gestion de leur future retraite aux brasseurs d’argent.

▪ Le billet vert est d’ores et déjà carbonisé… mais la chaleur qu’il dégage fait grimper tous les indices comme autant de montgolfières. La plupart des commentateurs applaudissent ce spectacle.

Ce qu’ils contemplent avec un air béat, ce n’est rien moins que la subversion totale des mécanismes économiques. Pire, nous savons déjà que cela ne marchera pas. Les marchés obligataires américains anticipent une croissance nulle sur deux ans (0,33% de rendement) et de 1,1% sur cinq ans (T-Bonds 2015, scénario à la japonaise). Cela exclut la réalisation des scénarios de hausse des profits sur fond de croissance à 3% ou plus qui sous-tendent la valorisation actuelle de Wall Street.

Il était peut-être encore temps de tout arrêter mardi, avec l’initiative surprise de la banque centrale chinoise ; le dollar a d’ailleurs rebondi sur les 1,41/euro. Mais non, les spéculateurs veulent encore plus de hausse, plus d’excès, plus de flammes au décollage.

C’est ainsi que le Dow Jones a renoué avec son zénith annuel (11 210 points) dès les premiers échanges jeudi, tandis que le dollar refluait sous les 1,40/euro et les 81 yens.

Rien n’arrête les spéculateurs, et surtout pas des oscillateurs techniques hebdomadaires qui égalent les niveaux de surachat de l’été 2007 (zénith historique à Wall Street et en Europe sur le DAX 30). Pas plus que des oscillateurs quotidiens qui ont amorcé à plusieurs reprises une décrue justifiée par des niveaux de tension vertigineux.

En dehors d’oscillateurs "horaires" et de pseudo-indicateurs qui prédisent le présent (c’est-à-dire qui entérinent un consensus haussier à 90% chez les opérateurs), aucun élément technique n’étayait le possible débordement des 3 840 points sur le CAC 40 (après sept échecs consécutifs) ou des 2 850 points sur l’E-Stoxx 50 avant la fin de la semaine.

▪ C’est pourtant ce qui se produit. A moins de l’élaboration d’un nouveau piège infect destiné à prendre à revers le sentiment majoritaire du marché (trop de calls et les "grosses mains" vendent, trop de puts ou de positions à découvert, elles achètent), nous constatons que des résistances majeures et décisives sont franchies. Cela se produit dans le cadre d’une spirale haussière auto-entretenue par le déclenchement de milliers d’ordres d’achat robotisés.

Le soulèvement de la résistance des 3 840 points ouvre en effet un boulevard vers les 4 000 — idem pour l’E-Stoxx avec les 3 000 en ligne de mire.

L’unanimité haussière des opérateurs et la foi monolithique dans les effets bénéfiques de l’assouplissement quantitatif seraient en temps ordinaires un motif de grande prudence : gare aux consensus univoques comme celui d’un retracement imminent des sommets annuels !

Ce qui est rageant, c’est que cette hausse résulte de la synthèse de toutes les plus mauvaises raisons observées depuis l’automne 2007 et des raisonnements économiques les plus tordus. Rappelons que la hausse des indices boursiers a servi à masquer au grand public le désastre latent de la bulle de dettes, que l’on entend résoudre par encore plus de dettes.

▪ C’est une hausse orchestrée par une poignée d’initiés qui s’étire sur sept semaines à Wall Street. Cependant, personne n’y participe — sinon sous forme de "suivi indiciel passif" –, et elle rentre dans une phase maniaque qui se nourrit des prétextes les plus fallacieux.

L’un des plus répandus est que "la psychologie du marché est haussière". Mais qu’est-ce que la psychologie du marché quand 80% du volume quotidien provient de l’exécution d’ordres émanant d’ordinateurs programmés pour anticiper la psychologie humaine ?

C’est un peu comme si nous assistions à un rassemblement de 15 000 sociologues (876 selon la préfecture de police) venus observer le comportement d’une poignée d’épargnants brandissant une banderole contre la robotisation à outrance des marchés.

Les analystes techniques sont en fait 100 fois plus nombreux que les investisseurs tentant de démêler les signaux économiques contradictoires et les scandales découlant de l’avidité des brasseurs d’argent. Et pour clore le débat, la Fed leur offre encore plus d’argent !

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