La Chronique Agora

A quoi servent les prêts de la BCE aux banques commerciales ?

Vous entendez parler des LTRO (long term refinancing operations) de la Banque centrale européenne comme s’il s’agissait d’opérations banales et normales de la politique monétaire d’une banque centrale.

Le métier principal de la BCE, comme de toute banque centrale, est de refinancer les banques de sa zone monétaire par des opérations normales que l’on appelle les MRO (main refinancing operations). Les banques apportent en garantie des reconnaissances de dette éligibles (titres obligataires "correctement" notés, créances privées…) et reçoivent, pour une semaine à un mois, de l’argent qu’elles empruntent au taux directeur de la banque centrale.

Oui mais voilà, les crises de liquidité de l’été 2007 et de septembre 2008 ont conduit les banquiers centraux à parer au plus pressé : fournir des liquidités aux banques auxquelles les autres refusent de prêter et se substituer aux marchés financiers en panne. Ainsi nous avons vu éclore ces LTRO d’une durée de six mois à un an, parallèlement aux classiques MRO qui duraient moins d’un mois.

De mars 2008 à novembre 2011, 565 milliards d’euros ont ainsi été prêtés par la BCE. Avec une répartition devenue atypique, dont 413 milliards à travers des opérations de refinancement plus longues sur des durées de 3 à 12 mois (les LTRO). Soit une répartition MRO/LTRO de l’ordre de 27%-73% alors qu’historiquement, de 1999 à 2007, période de fonctionnement normal du marché monétaire de la Zone euro, cette répartition était de l’ordre 90%-10% !

Non seulement, il fallait prêter de plus en plus aux banques mais aussi il fallait que ces prêts se fassent sur des durées de plus en plus "anormalement" longues.

L’apothéose fut la mise en place des VLTRO (very long term refinancing operations) qui s’étalent sur une durée de trois ans. Il y eut le VLTRO du 21 décembre 2011 qui a permis de servir un montant de 489 milliards d’euros aux banques au taux directeur de 1% à l’époque, et celui du 29 février 2012, de 529,5 milliards d’euros pour 800 banques européennes, toujours à trois ans et toujours à 1%.

Ce qui est dérangeant
La liquidité abondamment et exceptionnellement (un exceptionnel qui s’institutionnalise un peu plus chaque jour) allouée par une banque centrale ne résout pas les problèmes suivants :
le déficit de confiance entre les banques en particulier, et vis-à-vis de l’industrie financière en général. Chacun sait que la confiance ne se décrète pas. En dehors du paroxysme des situations extrêmes d’août 2007 (début de la crise du crédit subprime) et de septembre 2008 (faillite de Lehman), les banques ont vécu non pas une crise de liquidité mais une crise de circulation de la liquidité. En effet, la liquidité fournie par la banque centrale n’a jamais été aussi abondante comme le chiffre la BCE elle-même.

La liquidité n’est pas un remède à la solvabilité et la BCE institutionnalise la prise de risque inconsidérée ou aléa moral.

Les opérations de sauvetage des banques centrales sont-elles légitimes si elles visent plus à "sauver" par la liquidité des établissements insolvables qu’à améliorer la liquidité du système bancaire en général ? Une telle situation pousse en général certaines banques à se sentir protégées contre leurs propres imprudences et à continuer de prendre dans le futur des risques inconsidérés.

Et puis il y a parmi les très grandes banques "too big to fail" cette conviction qu’elles seront sauvées quoiqu’elles fassent puisque leur disparition mettrait en péril entreprises et épargnants.

Le tableau suivant tiré de sources officielles BCE montre l’évolution de la croissance du bilan de la banque centrale (les titres donnés en garantie contre de l’argent frais) à travers les postes qui concernant les opérations d’open market (c’est-à-dire les opérations de refinancement MRO + LTRO hors achats de titres d’Etat et d’obligations sécurisées dites covered bonds) :

Les montants des refinancements BCE en quasiment 15 ans d’existence de la Zone euro montrent une augmentation constante, contribuant à accroître la base monétaire :

– 230 à 300 milliards d’euros sur les encours maximum de refinancements durant la période 1999-2003 ;
– Puis 350 à 540 milliards d’euros durant la période 2004-2007 ;
– Puis 850 à 1 120 milliards d’euros sur la période 2008-2013. Durant l’année 2008, avant la faillite de Lehman, la moyenne quotidienne des encours de refinancements de la BCE (du 01/01 au 12/09) se situait à 457 milliards d’euros tandis que la moyenne post-Lehman (du 15/09 au 31/12) était de 719 milliards d’euros.

Tout cela n’irrigue pas l’économie réelle, alors pourquoi ?

Les prêts passés se sont avérés inefficaces
L’extraordinaire croissance de la liquidité prodiguée par la banque centrale n’a pas véritablement servi à financer l’économie réelle. Au pire, cet argent a été stocké à la banque centrale (la belle affaire !) ; au mieux (mais est-ce véritablement un mieux), il s’est massivement investi sur les marchés financiers (actions, obligations émises par les entreprises et surtout dettes souveraines).

Entre 1999 et 2007, les dépôts des banques à la BCE ne représentent pas grand-chose. Ce poste de bilan au passif de la banque centrale n’intéresse personne : ni les marchés, ni les économistes, ni les banquiers. Le plus haut journalier évolue entre 8 et 20 milliards d’euros.

A partir de 2008, on voit apparaître une forte corrélation entre l’accroissement des refinancements de la BCE (opérations classiques ou à plus long terme) et l’explosion des dépôts overnight, preuve qu’une partie importante de l’accroissement de la liquidité allouée aux banques reste stockée à la BCE. Les plus hauts journaliers vont se situer entre 297 et 394 milliards d’euros durant les années 2008-2010.

Nous franchirons de nouveaux records avec les VLTRO. D’abord 425 milliards d’euros déposés à la BCE le 27 décembre 2011. Quelques jours après, le VLTRO 1 de 489 milliards d’euros du 21 décembre 2011 ; puis 776 milliards d’euros déposés pour la journée du 1er mars 2012 (le lendemain du VLTRO 2 de 529 milliards d’euros du 29 février 2012) et nouveau record à 827 milliards d’euros le 05 mars 2012.

Durant ce premier semestre 2012, cet argent placé à la BCE au jour le jour par les banques sous forme de dépôts est rémunéré sur le bas de la fourchette des taux directeurs de la BCE, à savoir 0,25%.

Les banques qui ont emprunté cet argent à très long terme au taux directeur de 1% préfèrent donc "momentanément" perdre de l’argent. En jargon financier, on parle de portage négatif de 0,75%. Certes aujourd’hui sur ces opérations, le portage négatif des banques est moins défavorable à 0,25%, car la liquidité VLTRO est empruntée au taux directeur de 0,25% (depuis le 07 novembre 2013) et va rapporter 0% pour des montants beaucoup plus faibles placés en dépôts.

Un nouveau prêt à long terme serait destiné à traiter le cas des banques des Etats périphériques
Ceci est révélateur de la mise en place d’une Zone euro à deux vitesses.

Les banques espagnoles et italiennes ont encore 300 milliards d’euros à rembourser sur les 365 milliards d’euros empruntés lors des deux prêts précédents de très longue durée (les fameux VLTRO de fin 2011 et début 2012). On se félicite dans les milieux officiels sur une certaine santé retrouvée des banques espagnoles et italiennes. Il n’en est rien du point de vue de la liquidité. La différence entre les prêts accordés et les ressources (dépôts et argent emprunté) des cinq principales banques espagnoles était encore de près de 300 milliards d’euros au 31 décembre 2012 contre 275 milliards d’euros fin 2010. Sans de nouvelles actions non conventionnelles de la BCE, il n’y aurait point de salut pour certains établissements fragiles de la Zone euro.

L’année 2014 sera consacrée à mettre en place la "revue de qualité des actifs" (ce que l’on appelle l’AQR pour asset quality review), pré-requis aux futurs stress tests bancaires de la BCE. Dès lors, les marchés vont se reconcentrer sur les risques de crise systémique bancaire et, plus particulièrement, sur les faiblesses des banques périphériques.

Les créances douteuses et l’exposition à la dette souveraine de certains établissements restent préoccupantes : 31 milliards d’euros d’exposition à la dette souveraine espagnole pour Santander (à rapporter à 63 milliards d’euros de fonds propres et à un total de bilan de 1 300 milliards d’euros), 28 milliards d’euros à la dette souveraine italienne pour Monte Paschi (à rapporter à 10,8 milliards d’euros de fonds propres et à un total de bilan de 225 milliards d’euros).

Prolongation de l’économie des bulles
La liquidité allouée ne finance que très partiellement l’économie réelle et vient plutôt faire monter, en dépit des fondamentaux, les marchés actions et autres actifs dits risqués. La BCE crée ainsi les conditions de nouvelles bulles d’actifs financiers et donc de nouvelles crises.

Mais la préservation de la stabilité des banques l’incite à éviter tout krach obligataire (et tout risque de crise systémique bancaire) et à tenter un nouveau LTRO qui permettrait de financer l’achat de dettes souveraines.

Cependant, même si les banques le voulaient, pourraient-elles acheter les dettes souveraines les plus fragiles de la Zone euro ? Nous ne le pensons pas pour au moins trois raisons.

– D’abord, elles ne peuvent pas se permettre d’accumuler indéfiniment des risques de remontée des taux longs sur les dettes souveraines.

– Ensuite, les banques italiennes et espagnoles, voire françaises, ont des portefeuilles déjà très exposés à leur dette nationale.

– Enfin, les risques augmentent sur ce type d’actif financier, autrefois considéré comme sans risque, irréprochable et au-dessus de tout soupçon.
[NDLR : N’attendez pas la reprise de la crise et les déboires bancaires qui l’accompagneront ! Prenez les devants grâce aux conseils de Mory Doré et Simone Wapler — il suffit de continuer votre lecture…]

Recevez la Chronique Agora directement dans votre boîte mail

Quitter la version mobile