La Chronique Agora

Pendant que les Européens s'étripent en coulisses, les cours grimpent

▪ La Fed a réitéré mardi soir sa formule magique, c’est-à-dire la promesse de "taux très bas pour une période très longue".
 
La Banque centrale rappelle une nouvelle fois "qu’il en sera ainsi jusqu’à ce que l’emploi s’améliore". Vous pouvez compter sur les entreprises américaines — qui ont toujours un plan d’externalisation ou de compression des effectifs dans leurs cartons — pour que le marché du travail reste durablement déprimé.
 
Elles feront ainsi d’une pierre trois coups : elles réduisent leurs frais de personnel, se désendettent à bon compte et s’assurent que leurs placements dans toutes les classes d’actifs qui bénéficient de la surliquidité actuelle vont continuer de s’apprécier.
 
Il ne faut pas avoir fait la Harvard Business School pour comprendre que les licenciements ont fait et feront encore grimper Wall Street… jusqu’à ce que la bulle boursière éclate.
 
A force de comprimer la masse salariale et de réduire une vaste frange de la population américaine au rang de SDF, la croissance — si dépendante du consommateur — va finir par caler. Jim Rogers (un ami de 30 ans de Bill Bonner que nos abonnés connaissent bien) pronostiquait d’ailleurs mercredi matin sur CNBC l’émergence d’une seconde vague de contraction économique aux Etats-Unis.
 
Le gouvernement américain ne va pas pouvoir suppléer éternellement le consommateur (qui n’a plus d’argent) en injectant dans l’économie des centaines de milliards de dollars que lui-même ne possède pas — et que la Fed lui procure en faisant tourner la planche à billets.
 
▪ Le tableau est on ne peut plus limpide : les ménages se sont surendettés, puis les banques se sont surendettées et l’Etat américain est à son tour surendetté.
 
Mais il y pire. La faillite de la Californie, de l’Illinois, du Nevada, du Kentucky, du Nouveau Mexique, du Kansas, de l’Etat de New York (la liste en comporte une bonne vingtaine désormais) représente des dizaines de crises grecques à circonscrire simultanément, à grand coup d’émissions du Trésor américain.
 
Vu de Wall Street, cependant, tout va bien puisque la Fed lui promet l’éternelle gratuité des liquidités (pour le consommateur encore solvable, l’argent mis à sa disposition lui est facturé 25% sur sa carte de crédit !).

Jusqu’où cette asymétrie va-t-elle se prolonger ? Quand le système va-t-il exploser ?
 
▪ Puisque nous évoquons cette thématique de l’asymétrie, l’Europe nous en propose un magnifique exemple avec les pays du "club Méditerranée" et l’Allemagne qui ne cesse de jeter en exemple sa prétendue orthodoxie budgétaire… Laquelle ne lui épargne pas un avertissement de Bruxelles pour "déficits excessifs", ni la récente menace à peine voilée d’une dégradation de sa dette par Moody’s.
 
L’Allemagne a profité de son statut de producteur numéro un de machines-outils. Elle avait pour client quasi unique la Chine, laquelle a ainsi équipé ses usines d’un matériel dernier cri.
 
Sa production à bas coût (salaire moyen : 2 $ par jour !) asphyxie la quasi-totalité de ses concurrents occidentaux… et comme si cela ne suffisait pas, la Chine pratique de surcroît le dumping monétaire ainsi qu’un protectionnisme sournois.
 
La Chine est championne du monde des normes à géométrie variable. Ces dernières s’imposent le jour même de leur promulgation aux exportateurs occidentaux, sommés de revoir leur copie commerciale, ce qui peut prendre des mois. Les entreprises locales, en revanche, s’abstiennent de les respecter : elles ne risquent rien car elles ne seront pas contrôlées… sauf celles qui auraient maladroitement indisposé leur autorité de tutelle.
 
Le raccourci est peut-être un peu trop réducteur… mais l’Allemagne s’est copieusement enrichie en vendant aux manufacturiers chinois les machines avec lesquelles ils ruinent l’industrie européenne et nord-américaine.
 
Des pans entiers du tissu artisanal des pays du sud de l’Europe sont partis en lambeaux. Des centaines de milliers d’emplois ont émigré vers la Chine et ne reviendront pas. Tout ce savoir-faire qui n’a plus de débouchés n’est remplacé par rien, si ce n’est par des reproches de mauvaise gestion de la part de l’Allemagne.
 
Christine Lagarde est la première à avoir laissé transparaître le ressentiment quasi général à l’encontre d’une Allemagne donneuse de leçons et que ne doit sa bonne fortune qu’à un heureux caprice du destin — c’est-à-dire l’émergence de la Chine qui nous coûte si cher en termes d’emploi, de déficit et de croissance.
 
Mais Angela Merkel ne se contente pas de pointer du doigt la persistance des mauvaises pratiques budgétaires grecques. Elle indique que les discussions visant à soutenir Athènes n’ont pas valeur d’engagement politique de la part de l’Allemagne.
 
Elle ajoute même que ceux qui s’abstiennent de respecter les règles communes devraient être libres de quitter l’euro. Cette déclaration vise peut-être à rassurer l’opinion publique allemande, très hostile au sauvetage financier de la Grèce… mais il serait inconséquent de penser qu’elle ne laissera pas de trace dans l’esprit de dirigeants européens confrontés à un problème de surendettement croissant.
 
▪ Si les canards boiteux doivent sortir des rangs, c’est l’Allemagne qui risque de se retrouver bientôt en binôme avec le Luxembourg (seul pays dont le budget demeure excédentaire). L’euro aurait tôt fait de cesser d’exister — une hypothèse "absurde", nous affirme J.C. Trichet.
 
Lorsque l’on entend cela, franchement, est-ce que l’on peut croire un seul instant que "la crise est derrière nous" ? Avez-vous le sentiment que l’Europe affiche la même foi inébranlable dans la "reprise qui résout tous les problèmes" que les marchés financiers ?
 
Et comment se fait-il que les marchés regorgent d’autant d’argent alors que les Etats — qui ont copieusement renfloué ceux qui sont aux toujours aux manettes à Wall Street ou à la City — en manquent tellement ?

Combien de temps tolèrera-t-on que Goldman Sachs (où d’autres, le nom des coupables importe peu) tire dans le dos des Etats qui ont volé au secours du système bancaire ?
 
Certes la Grèce n’est pas un modèle de vertu, mais est-ce une excuse suffisante pour regarder les bras croisés les banques perpétrer ce genre d’enrichissante trahison ?
 
Les spéculateurs ont misé sur le laisser-faire et la désunion des Européens. Cela s’avère un pari gagnant : qu’est-ce qui va les dissuader de recommencer avec le Portugal, l’Espagne, l’Italie et peut-être un jour la France ?
 
Le mode opératoire ne sera certainement pas identique à celui mis en place avec la Grèce, mais imaginez que des adjudications du Trésor se passent mal en Espagne plusieurs semaines de suite, Madrid se retrouvant contraint de monétiser discrètement sa dette pour tenter de rassurer les marchés. Cela aurait à terme l’effet inverse de celui recherché !
 
▪ Pendant ce temps là, les indices boursiers montent, montent et montent encore (+0,8% en Europe, +2% en 48 heures) — plus que jamais dans le vide. Tout autre scénario semble exclu à 24 heures de la journée des "Quatre sorcières" qui va clôturer le premier trimestre 2010 sur un score quasi nul pour l’Eurostoxx 50 et le CAC 40. Le Nasdaq et le S&P 500 afficheraient entre 4% et 5% de gain grâce à un nouveau rally de +0,9% ce mercredi.
 
A propos, le Nasdaq 100 aligne une quatorzième séance de hausse sur une série de 15, une vingtième sur une série de 23. Encore une journée de cette même couleur verte ce jeudi et le ratio sera de huit hausses pour une baisse sur une période de cinq semaines. Ne cherchez pas : il n’y a aucun précédent connu en 120 ans de compilation de données sur les marchés américains.
 
Personne ne pouvait prédire qu’une telle série gagnante se matérialiserait un jour — d’autant que cela n’a aucune justification économique en l’occurrence. Nous pouvons toutefois prédire, sans grand risque d’être démenti, que la "main invisible" ne tardera pas à défaire consciencieusement ce que de puissants ordinateurs ont réussi à accomplir — avec la complicité objective de médias pour qui tout semble parfaitement normal — depuis le 5 février dernier.

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