La Chronique Agora

Ouvrons les yeux

Le progrès technologique est excellent… mais vient souvent avec de sérieux inconvénients ; internet et les médias numériques ne font pas exception.

Avez-vous tenté de nous contacter le week-end dernier, cher lecteur ? Non ? C’est bien ce que nous pensions. Parce que nous avons décidé de devenir aveugle… et d’ouvrir les yeux.

Guide d’aveugle

Nous gardions Billy, le golden retriever de notre fille. Dans la mesure où Billy est aveugle, nous avons joué le rôle d’humain guide, tentant de l’aider à éviter les obstacles tandis qu’il nous accompagnait dans notre travail autour de la ferme.

« Ici Billy. Par là Billy. Billy, pas par là. Non… ouille… pauvre Billy. »

Arbres, tracteurs, granges – tout se mettait en travers du chemin de Billy. Notre travail consistait à tenter de limiter les dommages.

Etre humain guide, c’est beaucoup de travail. Mais c’est gratifiant. Billy est une inspiration, portant son affliction sans se plaindre ou s’apitoyer sur lui-même. Il se cogne contre une porte… mais relève la tête malgré tout, et remue la queue.

Il est aussi reconnaissant à son compagnon. A la fin de la journée, une fois le soleil couché et le travail accompli, nous nous sommes assis côte à côte devant la cheminée.

« Merci », avons-nous pu entendre Billy dire, en langage canin.

Déconnexion totale

En attendant, notre week-end de Thanksgiving a été entièrement déconnecté. Oui, absolument : nous avons tout éteint, tout débranché… et tourné le dos, en quelque sorte, à la révolution internet.

Pourquoi ? Parce que les progrès technologiques ne présentent pas que des avantages pour tout le monde.

Le premier avion a volé près de Kitty Hawk, en Caroline du Nord, en 1903. Dix ans plus tard à peine, l’appareil était utilisé pour larguer des bombes.

La production industrielle nous permet d’avoir beaucoup plus de choses, mais durant les premiers jours de la Révolution industrielle, cela signifiait de longues heures dans des « usines sombres et sataniques » – aussi bien pour les enfants que pour les adultes. Cela a engendré de la pollution, de la congestion, le prolétariat urbain politisé et bon nombre des autres désagréments de la vie moderne. Même à Baltimore, nous avons du mal à trouver une place de parking.

La révolution agricole elle-même a nui à de nombreuses personnes. Pendant des générations, les fermiers ont travaillé de l’aube au crépuscule. Lorsque les récoltes étaient mauvaises, ils mouraient de faim. Les relevés archéologiques sur des ossements du Paléolithique montrent que les chasseurs-cueilleurs étaient mieux nourris, avec moins de signes de maladie et d’usure.

A présent, nous avons la révolution électronique. Est-elle un bien ou un mal ? Pour faire court : les deux.

Nous pouvons recevoir tous les messages que nous voulons sur nos iPhones et iPads. Nous pouvons regarder des films toute la journée… y compris coquins… rechercher des informations insignifiantes… et envoyer des SMS et des messages vocaux.

Nous pouvons aussi voir « à quoi ressemble Pamela Anderson aujourd’hui »… « les 10 choses à faire absolument en Californie »… « le super anniversaire de Kaley Cuoco »… « l’évolution fashion de Britney Spears »… et « des images rares de Lady Di »…

On vend votre temps

Les titres sont conçus pour être irrésistibles. Mais tout ce qu’on a, dans la vie, c‘est du temps. Or, plus on clique, plus on en perd. On peut passer des heures, des jours, des années… à cliquer ici et là.

Quant à « l’actualité », elle n’est guère différente. Il s’agit en majorité de sottises et de distractions écervelées. Pour chaque chose qu’il « faut savoir », on trouve 99 articles qui gâchent votre temps, sont de la pure désinformation – ou simplement des opinions crétines prétendant être des « nouvelles ».

Par ailleurs, en observant vos habitudes de lecture, les médias peuvent vous fournir des « actualités » spécifiquement adaptées à votre profil – conçues pour titiller vos préjugés et vos fantasmes, plutôt que vous informer ou vous éduquer.

Les médias électroniques gagnent de l’argent en accaparant votre attention… et en la conservant aussi longtemps que possible. Votre temps est ensuite vendu aux annonceurs qui le monétisent en tentant de vous vendre quelque chose.

C’est un modèle que nous connaissons très bien. Il a quasiment été inventé par votre correspondant lorsque nous avons commencé à écrire la Chronique il y a 20 ans. Il est affiché tous les jours sur notre site.

Nous écrivons. Vous lisez (enfin, nous l’espérons). Mais il faut toute une armée de professionnels pour attirer les bons lecteurs, gérer une base de données et envoyer ces messages. Cela n’a de sens, financièrement, que si un nombre suffisant de lecteurs achètent nos lettres payantes pour rembourser ces dépenses.

Temps de cerveau disponible

Mais notre proto-modèle plutôt naïf et transparent s’est transformé en une chose bien plus sophistiquée.

Les nouveaux médias sont de plus en plus doués pour attirer votre attention. Si vous les laissez faire, ils s’emparent de votre temps, vos pensées et vos émotions.

Vous devrez peut-être cliquer cinq à dix fois avant de découvrir « les 10 choses surprenantes que les chercheurs ont découvert à Pompéi » – chaque clic ouvre une nouvelle page de pub. Ensuite, les algorithmes savent : vous adorez l’Antiquité.

Et plus vous investissez de temps… plus vous êtes intéressé. Par les dieux sumériens. Ou Britney Spears. Ou Donald Trump. Ou la guerre en Syrie. Ou le changement climatique. Ou le Brexit. Ou toute autre fascination à la mode dans les médias électroniques.

Une demi-heure passe. Puis une heure. Et plus vous absorbez de pensées provenant des médias numériques, moins vous avez les vôtres propres. Plus votre cerveau et votre cœur sont mobilisés par votre iPad, moins vous êtes disponible pour les choses réelles et les vrais gens qui vous entourent.

Sans que vous vous en rendiez compte, toute une journée a passé… tandis que Billy attend encore patiemment qu’on le sorte pour sa promenade.

Le week-end dernier, nous nous sommes donc déconnecté. Avons-nous manqué quelque chose d’important ? Il est plus probable que nous aurions manqué quelque chose d’important si nous étions resté « connecté ».

Il y a aussi un côté plus sinistre à la révolution de la communication électronique : une fois vos pensées sous contrôle, il est relativement simple de contrôler aussi vos actions.

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