La Chronique Agora

On s’en fout, c’est bull ! (Mais qu’en pense la tortue ?)

▪ Vous n’avez pas encore admis que les marchés sont efficients, rationnels et synthétisent au mieux l’information tout en faisant preuve d’un don de prescience inégalable ? Alors il est grand temps pour vous de graver dans le marbre de vos certitudes cette maxime d’une insondable subtilité et qui résume à elle seule toute le génie des day traders qui font la tendance depuis un an : « l’actualité, on s’en fout… c’est bull [haussier] et puis c’est tout ! »

Le marché a progressivement appris à se passer des épisodes de consolidation. Ce sont en fait les ordinateurs analysant la force sous-jacente de la tendance qui ont acquis la capacité de gommer les mouvements de cours parasites : rebonds sans lendemain dans une tendance baissière, les petits trous d’airs accidentels dans une tendance ascendante…

La dernière préoccupation des programmateurs est de permettre au marché de déterminer la valeur d’un actif. En effet, le seul but qu’ils se fixent — et il est déjà ambitieux — est de parvenir à prédire un cours avec le maximum de précision dans un délais de cinq minutes, puis au cours des cinq suivantes, et ainsi de suite sur l’ensemble de la séance, puis d’une série de séances, de semaines et même de mois.

Il n’est même plus nécessaire que le flux de liquidités reste constant. Les opérateurs admettaient classiquement qu’une hausse des volumes (l’entrée de nouveaux capitaux gérés par de nouveaux investisseurs) était indispensable à la perpétuation d’une expansion des cours.

L’expérience démontre que ce n’est plus le cas lorsque plus de la moitié des transactions quotidiennes proviennent du day trading — nous parlons là d’un phénomène qui éclipse depuis longtemps le libre jeu d’une confrontation entre l’offre et de la demande. Parallèlement, 90% de ceux qui achètent ou vendent de manière plus fondamentale n’ont aucune opinion sur le marché mais se contentent de répliquer les variations indicielles, étant prouvé qu’il est impossible de battre un indice sur le long terme.

50% à 60% de volume sont générés automatiquement par des programmes informatiques pour lesquels l’historique des cours est la seule information. Il faut leur ajouter une majorité de gérants qui se contentent de suivre le mouvement — puisqu’ils considèrent à leur tour que le cours intègre toute l’information… ce qui leur évite de commettre la moindre erreur de jugement en se fiant à leur propre bon sens. Nous constatons alors l’avènement d’un marché d’où tout raisonnement humain est banni lorsqu’il s’agit de déterminer la valeur de ce qui relève précisément de l’activité humaine… au nom la de sacro-sainte « rationalité ».

▪ Le plus consternant, c’est que les logiciels sont réputés analyser la psychologie du marché alors que c’est précisément le facteur qu’ils s’appliquent à éradiquer ! Et alors que le Nasdaq tente d’aligner une trentième séance de hausse sur une série de 36 (dont une seule baisse supérieure à 1% le 23 février et une seule autre supérieure à 0,5% le 24 mars), CNBC lance un concours pour baptiser la mascotte de ce rally haussier… qui n’est autre qu’une tortue !

Quel excellent choix ! Il s’agit en effet d’un animal d’origine préhistorique, doté d’un cerveau reptilien gérant des stimuli qui ne dépassent pas le stade des besoins vitaux élémentaires. C’est un animal à sang froid possédant un épais exosquelette en kératine grâce auquel il s’abrite des agressions du quotidien — il n’a donc nul besoin de les analyser ni de les fuir.

Il lui suffit en cas de danger (ou de simple identification d’un risque) de rentrer sa tête entre ses pattes et d’attendre que le calme revienne avant de reprendre sa progression,  imperturbablement : il va toujours de l’avant et ne recule jamais… Quel meilleur symbole de la hausse boursière irréversible que nous observons depuis deux mois ?

Le marché avance désormais bien à l’abri de sa carapace de logiciels et d’automates de transactions. Les files de chômeurs ou les déficits des Etats l’émeuvent bien moins que la vue d’une feuille de salade… ou d’un graphique où tous les voyants techniques sont au vert. Et ne rien savoir sur le monde qui l’entoure lui permet de ne pas dévier de sa trajectoire : en langage humain, ce principe se traduit effectivement par le mot d’ordre « on s’en fout, c’est bull ! »

▪ Et c’était bel et bien bull ce mardi en Europe ! Le long week-end de Pâques n’a nullement suscité d’appréhension au sujet de la poursuite d’un mouvement ascendant linéaire amorcé il y a très exactement deux mois jour pour jour.

Wall Street s’efforçait d’aligner hier soir une troisième séance positive consécutive depuis le début du deuxième trimestre 2010 (le Nasdaq grappille +0,1%). Le CAC, qui affichait sa volonté de ne pas se laisser distancer par les indices américains (en hausse de 0,8% la veille), inscrivait sa meilleure clôture annuelle à 4 054 points à l’issue d’une séance irrégulière et très modérément active : 3,4 milliards d’euros échangés après quatre jours d’interruption, c’est tout bonnement dérisoire.

Les principales places européennes terminaient sur un gain de 0,35%. Paris fait donc un petit peu mieux (+0,5%) que la moyenne des indices… Amsterdam dominait largement ses rivales de la zone Euronext avec une flambée de 1,2% (grâce à Arcelor-Mittal et ses 4% de hausse qui ont également dopé le CAC 40).

La séance ne fut cependant pas totalement linéaire avec le basculement de l’Euro-Stoxx 50 dans le rouge entre 14h et 14h30. Ce repli avait coïncidé avec l’émergence de la rumeur d’une possible renégociation du programme de refinancement récemment conclu entre la Grèce, la France, l’Allemagne et le FMI (dont les équipes rejoignent Athènes aujourd’hui).

La prime exigée par les marchés pour détenir de la dette grecque a bondi de 30 points de base sur la nouvelle (de 350 à 380 points au-dessus de la référence « Bund allemand »). Une certaine nervosité semble également s’emparer des détenteurs d’euro puisque le dollar a bondi de 1% vers 1,337/euro.

Le plus inquiétant, dans toute cette affaire, c’est peut-être l’hémorragie de capitaux dont sont victimes les banques grecques depuis deux mois. Privées de fonds propres, elles risquent de s’effondrer… et d’entraîner bien d’autres consoeurs européennes dans leur chute. Mais la tortue connaît la parade : elle rentre sa tête dans sa carapace.

▪ Le rebond du dollar n’affecte pas le pétrole. Sa hausse est interprétée comme un signe positif : le rebond du baril résulterait d’un pari sur l’accélération de l’activité mondiale et la stabilisation de la croissance des Etats-Unis au-delà de la moyenne historique de +3%.

Une autre version de la flambée de 10% du pétrole en l’espace d’une semaine (il restait stable à 86,75 $ ce mardi soir) induirait des achats d’actifs tangibles motivés par la résurgence des anticipations inflationnistes.

La décision de la Banque centrale d’Australie de rehausser pour la cinquième fois son taux directeur de 25 points mardi matin aurait dû faire réagir les marchés. Mais la Fed, qui promettait encore fin mars « de l’argent gratuit pendant encore très longtemps », a tué d’avance le débat concernant la normalisation des politiques monétaires si la reprise économique se traduisait effectivement par une hausse significative du PIB.

Wall Street peut continuer d’avancer sans crainte : ceux qui posent les feuilles de salade les unes derrière les autres devant le bec de la tortue savent que les chiffres sont trafiqués.

▪ Nous attendons avec impatience de connaître les statistiques de l’emploi des mois d’avril et mai. Le gouvernement américain va embaucher la bagatelle de 800 000 salariés temporaires dans l’intervalle (leur mission devant durer de quelques jours à un mois) pour réaliser le grand recensement décennal de la population des Etats de l’Union (j’avais indiqué quinquennal hier par erreur, veuillez m’en excuser).

Washington devrait mandater un effectif jamais observé de 1,2 million d’agents de recensement pour accomplir ce grand dessein au premier semestre 2010. La totalité d’entre eux devra se chercher un nouveau travail dès l’entame du second. Que se passera-t-il alors ? La réponse fuse, évidente : « on s’en fout, c’est bull ! »

Attendez, cela me donne une idée… Phonétiquement « c’est bull » = céboul = saibool. Allez, va pour « Saibool »… Ce sera ma proposition pour le grand concours de CNBC. De plus, dans la langue de Shakespeare, « and the name of the turtle is… Saibool« , cela sonne plutôt bien !

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