La Chronique Agora

Un nouveau système monétaire mondial est imminent (2/3)

Réformer le système monétaire mondial semble être une bonne idée, mais quelle alternative proposer ? S’inspirer de celle qui a été rejetée à Bretton Woods en 1944 poserait un grand nombre de problèmes.  

Comme nous l’avons vu hier, un nouveau système pour remplacer la domination du dollar est à l’étude depuis la grande crise financière de 2008. Les propositions, toutes immédiatement rejetées par les Etats-Unis, ont cependant regagné en visibilité avec la guerre en Ukraine et les sanctions prononcées par les Occidentaux contre la Russie.

Le projet actuellement étudié impliquerait, dans un premier temps, la Chine et les pays de l’Union économique eurasiatique (UEEA), c’est-à-dire la Russie, le Kazakhstan, la Biélorussie, l’Arménie et le Kirghizistan. Et il consisterait en une monnaie stabilisée par un panier d’une vingtaine de matières premières, d’après l’économiste russe Sergueïev Glazyev, dont l’or, le pétrole, des métaux ou des céréales.

Si ce concept a été développé à partir de la fin du XIXè siècle, puis surtout dans les années 1930-1940, il a trouvé l’un de ses plus fervents défenseurs en 1944, à la conférence internationale monétaire et financière de Bretton Woods. C’est là que fut décidé le système monétaire mondial post-Seconde Guerre mondiale, finalement basé sur le seul dollar convertible en or. Mais une proposition bien différente, de l’économiste John Maynard Keynes, ressemblait beaucoup à celle sino-russe d’aujourd’hui.

L’alternative du bancor

Le plan de Keynes présenté à Bretton Woods reposait en effet sur l’introduction d’une monnaie purement internationale, le bancor, dont la valeur aurait été constante par rapport à un panier de monnaies et un panier de 30 matières premières, d’une part et sur un mécanisme d’équilibrage symétrique des balances des paiements, d’autre part.

En pratique, dans ce système, la balance extérieure de chaque pays aurait été évaluée annuellement, et tout déséquilibre financièrement aurait été pénalisé selon un barème. Dans le cas où le déséquilibre aurait dépassé une certaine limite, chaque devise aurait ainsi été réajustée. Soit par une réévaluation, pour les pays exportateurs nets, soit une dévaluation, pour les pays importateurs nets.

Il était prévu une parité fixe entre, d’une part, le bancor et les devises ainsi que, d’autre part, le bancor et l’or. Cependant, si les banques centrales auraient pu acheter du bancor avec de l’or, elles n’auraient pas pu se séparer de leur bancor pour obtenir de l’or. Cet or aurait donc été progressivement accumulé par la chambre de compensation internationale, plutôt que dans les coffres des banques centrales.

Au final, ce système n’a pas été retenu à la conférence de Bretton Woods, pour un grand nombre de raisons.

Premièrement, la flexibilité. En effet, le système de réserves de marchandises, tel qu’il était proposé à l’origine, était trop rigide d’un point de vue politique économique, selon Keynes, qui insistait sur le fait que les autorités monétaires doivent conserver un degré de flexibilité suffisant pour gérer dans un environnement monétaire bien structuré.

Comment organiser cela dans les années 1940 ?

Deuxièmement, l’organisation. Le développement de systèmes de gouvernance, comprenant des règlements et normes de gestion des stocks régulateurs, auraient dû précéder l’introduction de toute norme liée aux produits de base du panier monétaire.

Une gouvernance et une gestion inadéquates auraient pu avoir des conséquences imprévues. Par exemple, les producteurs des biens du panier auraient eu la possibilité de jouer sur leurs réserves de marchandises et donc l’ensemble du système monétaire, en surproduisant des marchandises que l’Etat aurait alors été obligé d’acheter.

La quantité d’informations nécessaire pour gérer strictement un réseau international de réserves de matières premières suffisantes pour supporter une unité monétaire composite fiable aurait aussi été extrêmement conséquente. Des enregistrements standardisés vérifiables auraient dû être conservés par des milliers d’employés d’entrepôt enregistrés sous des centaines (voire milliers) de juridictions nationales et provinciales différentes.

L’administration et les audits d’un tel système auraient représenté un travail considérable. Des tests annuels avec certification en entrepôt auraient été requis pour garantir les paramètres de qualité communs, et même le processus permettant d’arriver à des tests équivalents et des critères de certification adaptés aux différents climats aurait été un défi.

Les défis d’une monnaie mondiale

Troisièmement, la souveraineté. Keynes s’est opposé à la version internationale de la proposition de monnaie de Graham, insistant sur le fait que les prix et les salaires sont « une question de politique intérieure » qui ne peut être soumis à une autorité internationale.

Quatrièmement, l’intégralité. En effet, un système de monnaie de réserve marchande ne comprend nécessairement qu’une petite proportion non représentative de la production d’une économie, car elle se limite aux produits de base qui peuvent être facilement « standardisés, commercialisés sur de larges marchés, fournis dans des conditions raisonnables de concurrence et être physiquement et économiquement stockable ».

Si cela exclut un grand nombre de biens et de services, c’est aussi un défi pour des biens qui sont pourtant inclus dans le panier. Par exemple lorsque l’innovation compétitive dans le secteur agroalimentaire met l’accent sur la qualité et les méthodes de production.

Cinquièmement, la neutralité du marché libre. L’inquiétude était ici que des inégalités dans la répartition naturelle des ressources incluses dans le système monétaire aurait pu avoir des effets déstabilisateurs sur le commerce international.

En effet, comme nous en avons eu la preuve depuis (et encore dernièrement avec la guerre en Ukraine et les sanctions contre la Russie, justement), il y a un énorme potentiel de perturbations si un gouvernement détenant une proportion importante des ressources ou marchandises produites devait imposer des contrôles commerciaux, ou en subir.

Le système de réserves de matières premières pourrait fonctionner au niveau international et produire des taux de change stables si, et seulement si, les différents pays étaient disposés à permettre le libre-échange complet des marchandises considérées, et de soumettre leurs politiques monétaires et économiques intérieures à sa discipline.

Sixièmement, l’équivalence sectorielle. Tout système de réserve de produits existe pour gérer les approvisionnements et les prix par rapport à un ensemble de priorités ou d’objectifs liés à l’industrie et à la société.

L’ancien économiste de la Banque mondiale Salah El Serafy a expliqué dans un article en 2009 que, lorsque l’étape suivante est franchie et que la masse monétaire est directement reliée aux réserves, le choix des matières premières à inclure ou à exclure devient plus critique et controversé en termes d’impacts. En effet, un niveau de contrôle plus élevé serait alors imposé à certains secteurs produisant des matières premières, tandis que d’autres auraient échappé à ces régulations plus strictes… Ce système aurait donc eu des répercussions très différentes sur divers secteurs.

Une monnaie encore plus volatile

Septièmement, la prévisibilité. Durant une période donnée, seule une proportion relativement faible de la production totale des matières premières concernées aurait été ajoutée ou retirée des réserves. Cela signifie que tout effet contracyclique sur la quantité de monnaie aurait été proportionné aux impacts des variations de la production de certaines matières premières, ce qui pourrait conduire à une plus grande volatilité monétaire.

Pour être plus clair, par exemple, la production agricole dépend de forces erratiques qui déterminent les conditions de croissance. Dans une situation où les réserves sont faibles, les variations du coût de production pour une céréale donnée pourraient ainsi aggraver l’instabilité de l’ensemble des prix.

Même une variation des prix de matières premières hors de la réserve pourrait avoir un impact. En effet, certaines de ces matières premières pourraient être complémentaires ou concurrentes de ceux dans la réserve. Par exemple, si le blé était dans la réserve, mais pas le riz, une baisse du prix du riz le rendrait plus compétitif, ce qui pourrait causer une baisse de la demande de blé, ce qui aurait un impact au final sur l’ensemble du panier de matières premières, et donc sur la monnaie mondiale.

Par conséquent, dans ce système, des phénomènes monétaires déterminants ne seraient plus du tout prévisibles.

Huitièmement, la motivation. Par rapport à l’or, une réserve de marchandises n’a pas de fondement culturel et de transparence relative, deux atouts qui aident à protéger un système de réserve d’or contre une manipulation excessive. Friedman expliquait ainsi en 1951 que l’or a disposé d’un « support populaire » qui rendait très dangereux les efforts politiques pour en modifier le prix.

Neuvièmement, la réactivité. Une fois que la monnaie est basée sur les réserves de matières premières, il y a un coût irrécupérable lié au fait d’accumuler et de maintenir le système. Et ce coût impose inévitablement une inertie à la prise de décision monétaire. Dans ce cadre, les autorités monétaires renoncent à l’agilité et à l’efficacité technique qu’un système de monnaie fiduciaire fournit, et qui permet de répondre – relativement rapidement – à l’évolution de la conjoncture économique.

Et, dixièmement, la sécurité physique. En effet, s’il est relativement simple de protéger une banque centrale, ou tout lieu où serait stocké un important stock d’or, c’est une autre affaire d’assurer la sécurité de milliers d’entrepôts contenant des matières premières certifiée. Cela représenterait un défi technique majeur, accompagné d’un coût faramineux, pour non seulement protéger les matières premières des voleurs ou ennemis économiques, mais aussi protéger les produits agricoles de l’infestation par des rongeurs, moisissures, nuisibles, etc.

Toutes ces raisons expliquent le choix final de la conférence de Bretton Woods, pour un système perçu comme définitivement plus simple : le « Gold Exchange Standard ». Un système qui a tout de même eu ses défauts aussi, comme nous le verrons demain.

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