La Chronique Agora

« Nous avons de la chance d’être encore en vie »

sécurité sociale

Tout change, même les méthodes les plus ancestrales s’oublient et heureusement car le romantisme est très inconfortable.

Natalio, le gaucho qui a été blessé lorsqu’il est tombé sous un cheval, semble être en voie de guérison. Nous apprenons à le connaître un peu mieux.

 Nous y reviendrons dans un instant… mais d’abord, ceci, en provenance de Bloomberg :

« Bloomberg Economics estime que la chute de 5,5 points de pourcentage du taux [d’imposition effectif des sociétés] avait mené à une hausse de 1% des investissement non-résidentiels, ce qui a ajouté un dixième de point de pourcentage au PIB [américain] en 2018. Ainsi, sans l’aide des entreprises [générée par la baisse d’impôts de 2017], la croissance l’an dernier aurait été de 3% au lieu de 3,1%. »

Nous abordons le sujet uniquement parce qu’hier, nous avons avancé que messieurs Obama et Trump semblent avoir fait le pire « investissement » de l’Histoire… ajoutant 10 000 Mds$ de dette pour obtenir 3 000 Mds$ de croissance réelle — la pire reprise économique de l’histoire américaine, pire que la Grande dépression.

Aujourd’hui, nous constatons que la réduction d’impôts de M. Trump… dont on estime qu’elle coûtera 5 500 Mds$ sur une décennie… a augmenté le PIB du chiffre mirifique de 0,1% l’an dernier… soit 20 Mds$.

Nous disons cela juste en passant.

Mais revenons à des questions plus sérieuses.

Surmonter la bureaucratie

En Argentine, un système de sécurité sociale complexe est en place pour protéger la classe ouvrière. Jusqu’à récemment, les ranchs trop éloignés y étaient rarement inscrits. L’ancien propriétaire de notre exploitation, par exemple, maintenait un système quasi-féodal où il s’occupait de ses gens — à sa manière.

S’ils vivaient sur ses terres, ils devaient travailler pour lui quelques mois par an. Il les rémunérait lorsqu’il avait de l’argent, ce qui était rare. Et il payait en espèces, au noir.

Les étrangers, en revanche, se doivent d’être exemplaires. Premièrement parce qu’ils ne maîtrisent pas ces arrangements informels. Deuxièmement parce qu’ils sont des cibles faciles pour la presse et les activistes locaux. Et troisièmement parce que c’est ce qu’ils ont l’habitude de faire dans leur pays d’origine…

Lorsque nous avons reprise l’affaire, Natalio a donc été inscrit à la Sécurité sociale… et nous avons commencé à verser des cotisations mensuelles pour lui. Lorsqu’il a été blessé, le « système » a pris le relais.

Le souci, c’est qu’aucun d’entre nous ne comprend comment le système fonctionne. Natalio ne sait ni lire ni écrire, si bien qu’en termes de paperasserie, il a besoin d’aide.

Nous l’avons amené à l’hôpital vendredi, pour passer une radio… et l’aider à surmonter la bureaucratie. Nous avons vite réalisé que nous n’y comprenions pas grand-chose nous non plus, de sorte que nous avons appelé notre avocat, qui a pris les choses en main.

Les longues heures de route nous ont donné le temps d’entendre l’histoire de Natalio.

Des usages perdus

« Je suis né à Jasimana, de l’autre côté des montagnes », a-t-il expliqué. « Ils n’ont pas de ranchs, là-bas, ni de police. Rien que des familles avec des chèvres, des lamas et du bétail sauvage.

« Mon père est venu à Gualfin [notre ranch] quand j’étais enfant. Je ne suis jamais allé à l’école, j’aidais juste ma famille. Quand j’ai eu 13 ans, j’ai commencé à travailler au ranch. Ça fait donc 40 ans que je travaille ».

Natalio affichait un sourire satisfait.

« A l’époque, on faisait tourner deux ranchs… on élevait les vaches là-haut puis on les ramenait dans la vallée pour les engraisser un peu, comme vous le faites maintenant.

« Mais ce n’était pas les mêmes vaches qu’aujourd’hui ; c’était du bétail de montagne, sauvage. On n’était que quatre gauchos, en plus. On passait notre temps à cheval ou à pied, à mener les bêtes d’un ranch à l’autre… On les réunissait… on les marquait… et parfois on les soignait.

« Plus personne n’élève de bêtes de cette manière. Elles étaient réparties sur 50 000 acres… [environ 20 000 ha], peut-être… dans les collines. On ne pouvait pas vraiment bien s’en occuper, pas comme aujourd’hui. Soit elles survivaient, soit non.

« Parfois, nous retrouvions une bête couchée sur le sol. Il leur arriver de manger quelque chose… et elles enflent. Nous leur plantions un couteau dans le ventre pour aider l’air à sortir. Parfois elles s’en sortaient. Il arrivait aussi de trouver un veau attaqué par des condors. Généralement, il était trop tard pour le sauver.

« Aujourd’hui, on coupe les cornes du bétail. C’est trop dangereux de travailler avec des bêtes à cornes. A l’époque, on s’en fichait.

« Mais on a tous survécu, d’une manière ou d’une autre — sauf Justo, et il est mort d’un cancer ».

Les dures conditions de vie du romantisme

« Nous n’avions pas de médecins », a continué Natalio, « ni de moyen d’aller en voir un. Il n’y avait pas de routes… ni de voitures. La première voiture que nous ayons eue, c’était dans les années 1970, quand Jorge [le précédent intendant] s’est procuré une vieille Jeep 4×4 et a appris à la conduire.

« Avant ça, une fois par mois environ, nous amenions quelques ânes en ville, nous les chargions de sucre, de farine, de sel et autres produits dont nous avions besoin, et nous remontions au ranch. Cela prenait huit heures aller et huit heures retour. Mais nous aimions bien, parce que nous pouvions aller en ville.

« Sinon, nous étions dans les montagnes pendant des jours. Nous faisions juste un petit feu et cuisinions ce que nous avions… Nous étalions un tapis de selle sur le sol — avec la selle pour oreiller et un poncho en guise de couverture. Aujourd’hui ça semble romantique. Mais c’était dur. Il faisait froid. Il y avait du vent.

« Nous étions là dehors — juste nous quatre, Jorge, Nolberto, Justo et moi — sans rien d’autre que nos chevaux. Parfois, il y avait un orage. Et nous étions là… à cheval… au milieu d’une énorme vallée.

« Nous descendions alors dans un arroyo à sec pour éviter d’être frappés par la foudre. S’il pleuvait trop fort, il pouvait y avoir une crue éclair inondant l’arroyo — et il fallait vite partir.

« Plus personne ne fait ça. Je me rappelle, lorsque vous êtes venu… nous sommes allés [dans une petite vallée près de la maison principale] et nous avons campé avec vous. Juste histoire de vous montrer ce que c’était. Nous avons dormi sur nos tapis de selle, mais vous aviez ces trucs bizarres [des sacs de couchage adaptés aux grand froid, importés des Etats-Unis].

« On ne fait plus beaucoup ça… sauf lorsqu’on s’occupe de nos propres bêtes dans les collines [chaque aide, au ranch, a son propre troupeau dans une partie de la montagne. Ces animaux, comme le bétail sauvage d’autrefois, sont pratiquement invendables. Nous n’avons pas encore compris pourquoi ils se donnent encore la peine de s’en occuper.]

« Oui… tout a changé. Mon temps est fini. La vie que j’ai connue, je veux dire. Justo est mort. Nolberto et Jorge ont tous deux pris leur retraite. Je n’en suis pas loin. Mes propres enfants ne connaîtront pas la même vie… pas celle que j’ai vécue. Ils veulent tous aller travailler en ville. Il n’y a rien pour eux ici, disent-ils.

« Et maintenant, je suis usé. Tout ce que je peux faire, c’est le travail du regador [qui passe ses journées à guider l’eau dans les champs] ».

Recevez la Chronique Agora directement dans votre boîte mail

Quitter la version mobile