La Chronique Agora

Notre sélection de l'été : L'eau, LA ressource du 21e siècle

En attendant le retour de nos rédacteurs, retrouvez tous les jours un classique de la Chronique.

Le défi de la raréfaction de l’eau
La sécheresse est un problème dramatique pour l’agriculture marocaine, particulièrement touchée en raison de ses méthodes archaïques et de ses faibles moyens d’irrigation. Le vieil homme de la citerne ne me l’a pas dit, mais je sais que dans le Rif central, ce fléau récurrent menace l’un des piliers de l’économie souterraine du Maroc : la culture du cannabis, très grosse consommatrice d’eau…

Ne croyez pas que cette activité soit négligeable : selon certaines estimations, le secteur concerne des centaines de milliers de personnes et pourrait peser entre 0,5% et 1% de l’activité nationale ! Premier producteur de cannabis au monde, le Maroc confectionne environ 2 000 tonnes de résine par an. Près de 90% de la résine saisie en Europe provient de ce pays… Et à la revente, le marché du cannabis marocain représente carrément le tiers du PIB national.

Le capital eau marocain est actuellement inférieur à 1 000 m3 par an et par habitant… Sachant que selon les normes retenues par la Banque Mondiale, tout pays en dessous du seuil de 1 000 à 2 000 m3/hab/an est en situation dite de "stress hydrique". A l’horizon 2020, ce capital pourrait descendre à 750 m3/hab/an et placer le royaume en situation technique de pénurie. Sans parler de l’aggravation possible du réchauffement climatique…

Le droit de la soif, un droit inaliénable
Face à ces enjeux, le gouvernement a mis sur pied un plan national de l’eau, mais les décisions concrètes tardent à se faire sentir. Sa stratégie d’ensemble est à l’image de la politique du pays : en équilibre fragile entre conservatisme et libéralisation. On s’appuie sur des partenaires privés à l’image de la Lydec, la filiale de Suez Environnement, mais les tarifs sont étroitement régulés.

Il faut dire que nous sommes dans un pays arabe qui reconnaît la chafa, ou "droit de la soif". La chafa autorise, en cas de nécessité, toute personne à puiser n’importe où la quantité d’eau nécessaire à étancher sa soif immédiate, ou celle de son troupeau. Inutile de vous dire que dans un tel contexte culturel, les augmentations de la Lydec passent plutôt mal …

L’enjeu saoudien : 100 milliards sur 20 ans !
Au-delà du Maroc, le monde arabe tout entier est confronté au défi gigantesque de la raréfaction de l’eau. La centrale de désalinisation d’eau de mer libyenne, obtenue par le dictateur Kadhafi dans les conditions que vous savez, a aussi cette motivation. Pas moins de treize pays arabes, dont les états du Golfe, sont officiellement en situation de "stress hydrique".

Début novembre 2007 a eu lieu en Arabie Saoudite le Saudi Water & Power Forum : une luxueuse conférence qui a rassemblé le gratin des spécialistes de l’énergie au Moyen-Orient et qui est destinée à favoriser des projets internationaux. A cette occasion, le Royaume — qui voit grand — a rappelé ses objectifs de développement sur 20 ans : les investissements consacrés au développement des infrastructures d’eau et d’énergie sont chiffrés à 170 milliards de dollars ! Sur cette somme colossale, 100 milliards seront consacrés au développement d’unités de désalinisation et à l’assainissement du réseau hydrographique… Tout cela, pour un pays qui comptera moins de quarante millions d’habitants en 2020…

Chine, Inde, même combat
Vous vous dites, bien sûr, que la situation hydrique du Maroc est exceptionnelle — et que les grands pays comme la Chine ou l’Inde ont des ressources nettement plus abondantes. Mais la pollution engendrée par une industrialisation à marche forcée et la pression d’une démographie galopante ont déjà obéré une grosse partie de ce capital. Pire : la fonte à venir de la chaîne de l’Himalaya pour cause de réchauffement climatique va considérablement réduire le débit des fleuves indiens et chinois.

Si vous ne deviez retenir qu’un chiffre concernant la raréfaction inéluctable de nos ressources naturelles, que ce soit celui-ci : la population du globe aura doublé dans moins d’un siècle. A l’échelle mondiale, la course contre la montre a déjà commencé…

L’eau bientôt plus chère que le pétrole ?
"Water is the next oil", répètent à l’envi les analystes en matières premières anglo-saxons. Ce n’est pas une exagération : selon certaines projections, d’ici à 50 ans, l’eau pourrait devenir plus chère que le pétrole. Même sans aller jusque-là, le potentiel de ce secteur est absolument gigantesque.

Un milliard d’êtres humains aujourd’hui n’a pas d’accès direct à l’eau potable : en finir avec cette situation dramatique fait partie des Objectifs du Millénaire fixés par l’ONU. L’eau douce ne représente que 3% des ressources mondiales — seule une infime proportion de ces réserves est consommable sans traitement. La demande ne cesse de croître et la consommation par habitant est elle aussi en hausse. Dans les pays épargnés par la pénurie, les consommateurs se montrent de plus en plus soucieux des enjeux environnementaux et exigeants sur la qualité.

Le maillon faible : les infrastructures
Or les infrastructures sont à la peine. Ressource stratégique et locale, l’eau a été prise en charge, dans la quasi-totalité des pays, par les pouvoirs publics. Face à la montée de la demande, ils sont désormais confrontés aux problèmes de capacité et de vieillissement des infrastructures existantes. Dans de nombreuses métropoles, la question du traitement des eaux usées a pris une dimension critique…

Et ces enjeux vont être encore compliqués par la croissance mondiale. Vous savez comment j’aime raisonner en matière d’investissement. Je me demande sans cesse : "qui dépend de qui ?" ; je remonte à la source de la chaîne globale de production — pour identifier les vrais leviers qui la contrôlent. C’est une approche qui n’a pas beaucoup de sens dans une économie d’abondance, où la matière première ne manque pas et où les profits se concentrent en sortie de chaîne. Mais quand on bascule dans une économie de pénurie, comme aujourd’hui, tout le schéma traditionnel s’inverse…

L’eau sera au cœur de la problématique du "mix énergétique"
Prenez le phénomène économique majeur des cinquante dernières années : l’accélération de la mondialisation. De quoi dépend-elle ? Du transport : faites dépérir cette infrastructure qui permet l’acheminement rapide des personnes et des biens, et la mondialisation des échanges ne sera plus qu’un lointain souvenir.

Maintenant, de quoi dépend le transport ? Du carburant, si l’on raisonne à long terme ; et, comme je n’ai pas besoin de vous le dire, nos ressources en hydrocarbures s’épuisent à toute vitesse. Reste l’espoir fragile des carburants verts, pour lesquels militent les présidents Bush et Lula. Ces cultures ont connu en l’espace de quelques mois un tel engouement qu’elles sont en train de changer à jamais le visage agricole de la planète. Un peu partout dans le monde, le prix de la terre arable s’envole ; les pays pauvres s’éloignent toujours davantage de l’auto-suffisance alimentaire — mais ils touchent cash les profits de leur reconversion…

Le triste exemple de la Mer d’Aral
Quoi qu’on en pense, dans les années qui viennent, le "mix énergétique" mondial va dépendre de plus en plus de l’agriculture…

Et l’eau est au cœur de la question. Le secteur agricole pèse à lui seul 70% de la consommation mondiale. Les carburants verts ne se feront pas sans eau… et l’exemple de la Mer d’Aral, asséchée en une décennie par l’irrigation massive, nous rappelle qu’il n’y en aura pas pour tout le monde.

Anticipez la montée en puissance du secteur privé
La distribution d’eau dans le monde est encore assurée à 90% par le secteur public. Plus pour longtemps : même si les états rechignent à céder le contrôle d’une ressource aussi vitale à des opérateurs privés, ils n’ont plus le choix face à l’ampleur des problèmes. Il leur faut privatiser et/ou engager des partenariats avec le secteur privé, comme c’est le cas au Maroc.

Ces distributeurs privés sont plus nombreux qu’on ne pense. Il existe plusieurs centaines de prestataires à l’échelle internationale, dont des géants européens comme le Britannique Thames Water, l’Espagnol Aguas de Barcelona ou le Français Veolia.

Une consolidation est inévitable
A ces leaders s’ajoutent une dizaine de milliers de mini et micro-structures dans les pays en développement, qui assurent parfois l’alimentation de quelques centaines de personnes. La configuration du secteur laisse donc encore de la place aux consolidations. On estime que leur chiffre d’affaires va augmenter de 15% par an dans les années qui viennent, pour atteindre 400 milliards de dollars.

Un marché de… 400 milliards de dollars
L’eau est un domaine symbolique et sensible : elle cristallise les débats passionnés sur le rôle des pouvoirs publics. Dans l’esprit de nombreuses personnes, l’eau devrait être gratuite et pour tous — comme l’air que nous respirons. Mais il faut bien comprendre qu’au point de vue technique, les structures nationales sont tout simplement impuissantes à réussir le "pari du millénaire". Elles n’ont pas les moyens d’entretenir ou de développer leur réseau — et pour les observateurs réalistes, il est clair que l’aide publique internationale ne pourra jamais suffire à répondre aux besoins.

Le pari du millénaire
Il faudra donc en passer par les règles du privé : financer l’amélioration du réseau local par des augmentations de tarifs, comme en Chine ou au Maroc, malgré les protestations de la population ; veiller au recouvrement des dettes et à la solvabilité des consommateurs ; sécuriser l’ensemble du système.

Cela ne se fera pas sans heurts : l’un des écueils que rencontrent les distributeurs privés, c’est évidemment leur dialogue parfois difficile avec les politiques. Mais l’urgence de la situation joue en leur faveur : comme le prouve le cours des leaders depuis le début du siècle, il est possible de retrouver sa mise dans le secteur de l’eau, malgré l’ampleur des chantiers et les investissements requis.

D’autant que la demande ne cesse de croître…

Première parution : 15/01/2008 et 16/01/2008

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