La Chronique Agora

La nature de la monnaie selon Ludwig von Mises (2/3)

tas de billets et pièces américains européens chinois

Entre les débauches monétaires des banquiers centraux et la Théorie monétaire moderne, il est utile de revoir les thèses classiques pour se vacciner contre la folie.

Comme nous l’avons vu, Ludwig von Mises a réfléchi sur la nature de la monnaie. Premièrement, il a commencé par hiérarchiser ses fonctions (à savoir : moyen d’échange, réserve de valeur, et unité de compte). Deuxièmement, il a clairement distingué la monnaie et les « substituts monétaires ».

Troisièmement, Mises a réfuté l’idée que les prix représentent une mesure appropriée de la valeur d’un bien. Il s’est appuyé sur le travail de l’économiste tchèque Franz Cuhel qui, quelques années plus tôt, dans son ouvrage intitulé Zur Lehre von den Bedürfnissen (Théorie des besoins), a résolu plusieurs problèmes fondamentaux que posaient la théorie mengerienne, qui était encore nouvelle à cette époque(4). Cuhel était un partisan de la théorie psychologique de l’utilité marginale (Gossen-Jevons-Wieser), mais plusieurs de ses contributions à la théorie de la valeur et de l’utilité se sont néanmoins révélées très utiles.

Cuhel a réfuté la théorie de l’utilité marginale développée par Böhm-Bawerk et Wieser, selon laquelle l’utilité de chaque unité à l’intérieur d’une certaine quantité de biens est identique.

D’après Böhm-Bawerk, l’utilité résultant de la consommation de plusieurs unités d’un produit est proportionnelle à la quantité de produits. Par exemple, la satisfaction retirée de la consommation de 15 prunes serait égale à 15 fois la satisfaction retirée de la consommation d’une prune.

Cuhel s’est opposé à cette idée, arguant qu’elle était en contradiction avec la loi des rendements décroissants, c’est-à-dire le fait que la satisfaction retirée de la consommation d’une unité d’un produit tend à décroitre avec la quantité consommée, autrement dit chaque unité supplémentaire consommée nous procure moins de satisfaction que la précédente(5).

On ne peut pas mesurer objectivement la satisfaction d’individus différents

Cuhel s’est également opposé à l’idée qu’il soit possible d’évaluer objectivement et de comparer le niveau de satisfaction retiré par différents individus dans la consommation d’un bien. Les bénéfices retirés par un individu dans la consommation de deux biens différents pourraient être comparés, mais seulement indirectement, et uniquement dans un cas précis — à savoir lorsqu’un individu réalise un choix à un point précis dans le temps.

En observant qu’un individu décide de consommer un bien A plutôt qu’un bien B, on peut en déduire qu’il retire plus de satisfaction de la consommation du bien A par rapport au bien B, puisque les deux biens étaient en compétition directe au moment où cet individu a fait son choix(6). Par conséquent, l’observation des choix des individus permet de déterminer le niveau relatif de satisfaction qu’ils retirent des différents biens disponibles.

En revanche, il est fondamentalement impossible de comparer la satisfaction que procure un même bien à deux individus différents(7). Un individu ne peut que connaître directement l’utilité que lui procure la satisfaction de ses propres besoins. Dans le cas des autres individus qui l’entourent, il n’est possible que de déduire indirectement à partir de l’observation de leur choix l’utilité relative qu’ils accordent aux différents biens disponibles.

La monnaie elle-même n’a pas de valeur constante

Il s’ensuit qu’il est impossible de mesurer ou de calculer la valeur de quelque chose. Même la monnaie n’a pas de valeur constante, et ne peut par conséquent fournir une base de calcul de la valeur. De plus, étant donné que les prix résultent du processus d’évaluation des biens réalisé par chaque individu, ils dépendent toujours des circonstances particulières dans lesquels ils émergent. Contrairement à ce que suggère le système mathématique de Walras, il n’existe pas de relation constante entre les prix des biens à travers le temps et sur les différents marchés.

Il était donc hors de question pour Mises de rejoindre Irving Fisher dans sa tentative d’établir une équation quantitative (comme en physique) mettant en relation la quantité de monnaie en circulation et le niveau général des prix. Mises a mis l’accent sur les implications en termes de méthodologie économique de ce point crucial de la théorie de la valeur :

« Puisqu’il n’existe aucune relation constante dans le domaine de l’action humaine, il est impossible d’établir des équations catallactiques afin de résoudre des problèmes pratiques de la même façon qu’il est possible d’établir des équations physiques afin de résoudre des problèmes en s’appuyant sur des données et des lois constantes qui ont pu être déterminées empiriquement.

Dans mon ouvrage sur le sujet de la monnaie, je n’ai jamais écrit un seul mot à l’encontre des partisans de la mathématisation de l’économie. Je me suis contenté d’exposer ce qui constitue pour moi la doctrine la plus juste, tout en m’abstenant d’attaquer la méthode mathématique.

J’ai même résisté à la tentation de démontrer pourquoi le terme de « vélocité » est en fait vide de sens. J’ai réfuté les théories mathématiques en démontrant que la quantité de monnaie en circulation et le pouvoir d’achat de chaque unité de monnaie ne sont pas inversement proportionnels. Ceci m’a permis de démontrer que la seule relation constante que l’on croyait exister entre des grandeurs quantifiables en économie est en réalité une variable déterminée par les données spécifiques à chaque situation. J’ai ainsi entièrement démoli l’équation des échanges d’Irving Fisher et Gustav Cassel.(8) »

La critique que fait Mises de la version purement mécanique de la théorie quantitative de la monnaie a eu une influence qui va bien au-delà du champ de la théorie monétaire. Cette version de la théorie quantitative de la monnaie a en effet des implications beaucoup plus larges : il s’agit d’une volonté d’appliquer les méthodes quantitatives à l’ensemble des sciences sociales.

Article traduit avec l’autorisation du Mises Institute. Original en anglais ici.


4. Vous pouvez consulter sur ce sujet Zur Lehre von den Bedürfnissen. Theoretische Untersuchungen über das Grenzgebiet von Ökonomik und Psychologie (Innsbruck: Wagner, 1907), par Franz Cuhel.

5. Sur ce sujet ibid., pp. 190f. Böhm-Bawerk a défendu cette position dans un long essai dans lequel il présente pour la première fois sa théorie de la valeur. Voir également sur ce sujet Böhm-Bawerk, “Grundzüge der Theorie des wirtschaftlichen Güterwertes,” Jahrbücher für Nationalökonomie und Statistik n.s. 13 (1886): 48. C’est ce passage qui a été particulièrement critiqué par Cuhel and Mises. Mises a affirmé plusieurs années après qu’à la différence de certains passages sur le même sujet dans l’ouvrage de Böhm-Bawerk, Positive Theory of Capital (New York: G.E. Stechert, 1930), les idées exposées dans Grundzüge “étaient incompatibles avec la théorie de Böhm dans sa globalité”. Cette lettre de Mises soulève des questions car Mises a indiqué que Böhm-Bawerk ont finalement compris leur erreur et l’ont corrigé dans une édition ultérieure de leur ouvrage Capital and Interest (South Holland, Ill.: Libertarian Press, 1959, vol. 2, bk. 3, part A, chap. 3, p. 148). Pourtant, dans la seconde édition de Theorie des Geldes und der Umlaufsmittel, 2nd ed. (Munich et Leipzig: Duncker & Humblot, 1924, p. 13), Mises a indiqué que Böhm-Bawerk n’avaient rien apporté de nouveau sur cette question.

6. Sur ce sujet : Cuhel, Zur Lehre von den Bedürfnissen, pp. 178sq.

7. Sur ce sujet ibid., p. 210. Cuhel utilisait le terme inhabituel de « Egenzen» pour désigner le concept d’utilité subjective. Dans un cas analogue, Vilfredo Pareto utilisait le terme “ophélimité.” pour décrire cette notion.

8. Mises, Notes and Recollections, p. 58

Recevez la Chronique Agora directement dans votre boîte mail

Quitter la version mobile