En ajoutant des zéros dans les livres de comptes, l’homme a repoussé toutes les limites.
Notre société suit une mauvaise pente.
Elle s’est laissée entraîner dans une voie qui ne peut la conduire nulle part ailleurs qu’à la catastrophe. Elle disposait d’un outil fantastique : la capacité à verbaliser, à mettre des mots, à symboliser. La possibilité de tenir un discours sur le monde réel nous donnait les moyens de le transformer.
Le positif est devenu le négatif. Comme le disait Esope, la langue est la meilleure et la pire des choses. Au commencement était le verbe, certes, mais à la fin aussi !
Cette capacité de discours, cet accès au langage, constitutif de notre intelligence, a été perverti.
Certains ont compris qu’elle pouvait être utilisée à des fins de domination, non pas de notre environnement, mais de la domination des autres hommes. Nos capacités ont été militarisées et transformées en outils de puissance. Ils ont donc disjoint ce discours, et cette merveilleuse capacité du discours de représenter le réel, du réel lui-même. Ils ont séparé les signes de ce qu’ils représentaient. Et au passage, ils se sont octroyé le pouvoir/l’énergie qui était contenue dans cette association entre les signes et le réel.
Ils ont séparé les ombres et les corps et ils ont autonomisé les ombres, puis ils en ont pris le contrôle à leur profit.
Cette capacité de disjonction/manipulation, de contrôle, d’asservissement, de production de fausses consciences sera portée au centuple avec ce qu’ils appellent l’Intelligence Artificielle, qui n’est, bien sûr, pas une intelligence, mais une tautologie/combinatoire des signes entre eux dont ils pourront prendre le contrôle total, comme ils le font déjà des réseaux sociaux et des médias.
L’intelligence artificielle, c’est la séparation sublime de la pensée et du réel, puisqu’elle ne renvoie qu’à ce qu’il y a dans d’autres ordinateurs, qu’au corpus des signes, qu’au corpus du langage sans (é)preuve de vérité. L’homme étant structuré par le langage et les signes, la promotion délirante de l‘intelligence artificielle fait suspecter qu’ils veulent l’utiliser pour produire un homme nouveau, celui qui conviendrait à la reproduction infinie de leur ordre social.
L’intelligence artificielle est leur bouée de sauvetage pour échapper à la crise de nos sociétés, tout comme la monnaie-jetons-digitale-personnalisée-fil-à-la-patte est leur « solution » à l’irrésistible ascension bullaire vers la crise financière. Changer les hommes, plutôt que l’ordre du monde ; changer la nature de la monnaie, plutôt que cesser d’en émettre.
Ce que je décris est un phénomène général ; la marche vers l’abstraction, vers la dématérialisation, la verbalisation, la signification. Cette marche a été détournée, et ceci se donne particulièrement à voir dans un domaine essentiel et central de nos civilisations : la monnaie.
La monnaie et le langage sont isomorphes, ils suivent la même évolution, perversion et destruction des référents. Nous sommes envahis par la fausse monnaie et par le mensonge. Nous sommes envahis par la rhétorique, les faux discours pseudo-cohérents sur le monde, les fausses richesses, mais les vraies dominations.
La séparation des signes de ce qu’ils sont censés représenter n’est nulle part plus évidente que dans le domaine de la finance. Le monde depuis 2008 ne fait que s’appauvrir, en réalité, mais la masse de signes, la masse d’actifs financiers, la masse de droits sur la richesse réelle a explosé. Les bilans des banques centrales, les capitalisations boursières et les dettes des gouvernements ont pulvérisé tous les ratios et toutes les limites que l’on imaginait auparavant.
Un monde sans limite.
En ajoutant des zéros dans les livres de comptes, l’homme a repoussé toutes les limites ; il marche sur l’eau, glisse sur un océan de dettes et multiplie les pains à venir… dans le futur.
L’homme se prend pour Dieu. Il a dissocié le positif du négatif.
Il nie la finitude, les coûts, la rareté ; il refuse la discipline du Réel. Il s’envoie en l’air dans un imaginaire insensé.
Il croit progresser, alors qu’en fait, il ne fait que s’engager dans des Pactes de plus en plus sans issue avec Satan. Pactes dont le plus significatif est celui de la destruction des ressources qui le font vivre.
C’est un phénomène de civilisation, de culture, que cette volonté démiurgique. Il n’y a pas de limite.
[NDLR : Retrouvez toutes les analyses de Bruno Bertez sur son blog en cliquant ici.]