La Chronique Agora

"Moi j'voulais pas, c'est les autres qui m'ont forcé" !

** "Moi j’voulais pas, c’est les autres qui m’ont forcé" !
— Kenneth Lewis, PDG de Bank of America, le 11 juin 2009.

Avouons que ce système de défense peut apparaître peu reluisant — mais il s’appuie sur certains faits incontestables (échanges d’e-mails, conversations officielles) et sur un faisceau de présomptions qui laisse peu de place au doute.

Ce n’est pas très beau de dénoncer ses petits camarades… Cependant, Kenneth Lewis (le PDG de Bank of America), qui comparaît devant les membres du Congrès US pour expliquer son rôle dans le sauvetage du courtier en perdition Merrill Lynch, n’a guère d’autre choix : il fait désormais l’objet d’accusations de dissimulation sur les conditions du rachat et de tromperie délibérée des actionnaires sur l’ampleur des pertes consécutives à l’opération.

Consentant lors des premières négociations menées sous l’amicale pression de la Fed, Kenneth Lewis aurait ensuite été tenté — avec l’aval du conseil d’administration de Bank of America (BoA) — de faire marche arrière : c’est à partir de là que les versions divergent.

Ben Berbanke et Henry Paulson jugeaient que l’échec de la transaction, suite au refus de BoA, aurait eu des conséquences encore plus catastrophiques que la mise en faillite de Lehman Brothers. L’enjeu était carrément décisif car le peu de confiance résiduelle dans le système financier américain se serait irrémédiablement effondré, le crédit du gouvernement et de la Fed se serait également volatilisé… et l’économie américaine aurait basculé dans un abîme insondable.
 
Un pieux mensonge de Kenneth Lewis au sujet de la santé financière de Merrill Lynch et de l’engagement sans limites du Trésor US à éponger les pertes du courtier centenaire a permis de sauver le système : qui songerait à lui en faire grief ? Eut-il révélé l’entière — et affreuse — vérité aux médias puis contrarié les plans de la Fed et de la Maison Blanche… et il aurait détrôné Bernie Madoff de son statut de financier le plus nuisible de l’histoire des Etats-Unis.

Tout le débat porte en fait sur la question de savoir s’il a menti "spontanément" ou s’il a agi sur ordre. De toutes façons, Henry Paulson pourrait bien endosser la responsabilité d’une "incitation à embellissement de la réalité pour la bonne cause", cela ne fera pas de lui un traître et il ne risque plus d’être viré pour manquement à son devoir de transparence ou à l’éthique d’un secrétaire au Trésor.

N’allez pas croire que nous sommes replongés en plein débat sur la nécessité de punir le mensonge d’Etat — tout le monde sait qu’il impossible de gouverner sans… mais chacun perçoit désormais très clairement que la manipulation de l’opinion a bien fait partie de l’équation du sauvetage du système financier, et peu importe qui a fait le "sale boulot".

La question subsidiaire, qui est loin d’être innocente, réside dans le fait de savoir si le gouvernement et la Fed continuent de masquer la gravité de la situation présente. Si toute la responsabilité est rejetée sur les épaules de Kenneth Lewis, sa légitimité à la tête de BoA se trouvera compromise : quelle confiance les actionnaires peuvent-ils encore lui accorder ? En ce qui concerne le crédit de l’Etat américain — dans tous les sens du terme –, c’est probablement au marché de faire valoir son jugement.
 
** Jetons un coup d’oeil sur le marché des changes : l’adjudication de 11 milliards de dollars de T-Bonds à 30 ans a connu un relatif succès (l’enchère a été couverte 2,7 fois contre 2,4 la fois précédente, les acheteurs non résidents ont ramassé presque 50% du total contre 26% en mai)… mais le dollar rechute dans le même temps sous les 1,41/euro et même 1,4170/euro.
 
Les cambistes semblent donc manifester une défiance accrue vis-à-vis du billet vert ; la détente des rendements (de 3,98% vers 3,86% jeudi soir sur le 10 ans et de 4,78% vers 4,68%) n’explique que très partiellement une rechute de 1,5% face à l’euro en 48 heures.

** La faiblesse de la devise américaine a certainement pesé sur la bourse de Paris (+0,6% au final). Cette dernière n’a opté pour la hausse — et dans de tout petits volumes d’à peine 2,3 milliards d’euros — qu’une fois enclenché le rebond des indices américains à 15h30. Le CAC 40 évoluait encore en repli de 0,35% vers 15h (aux environs des 3 505 points), une demi-heure après la parution de statistiques US qui ont été jugées, bien après coup, des plus encourageantes.

Nous restons dubitatif : ces chiffres (hausse de 0,5% des ventes de détail, recul de 24 000 du nombre des inscriptions hebdomadaires au chômage) sont bien loin d’avoir reçu un accueil très enthousiaste lors de leur parution à 14h30.

Les futures américains ont même connu un passage à vide assez singulier (-1%) avant que l’ouverture de Wall Street ne démente la prudence affichée avant la reprise des cotations.

Les indices américains afficheront plus de 1% de hausse moins de 20 minutes après qu’ait retenti la cloche. Le Dow Jones a affiché jusqu’à +140 points à la mi-séance, tandis que le S&P 500 a pulvérisé le zénith annuel des 951 points, avec un nouveau record annuel inscrit à 956 points.

** Le rebond des ventes de détail qui semble inspirer les acheteurs était simplement conforme aux prévisions ; hors automobile, le score est exactement le même, soit +0,5%. L’autre indication favorable concernait les stocks des entreprises américaines, lesquels ont diminué de 1,1% au mois d’avril, après un repli de 1,3% en mars, d’après les statistiques officielles publiées par le département du Commerce.

Enfin, l’embellie au niveau des chiffres hebdomadaires du chômage (qui retombe à 601 000 à l’issue de la première semaine de juin) a été contrebalancée par la 19ème progression hebdomadaire consécutive du nombre total des demandeurs d’emploi, avec à la clé un nouveau record historique de 6,81 millions contre 6,75 millions au 30 mai.

Il n’y a rien, dans ce qui précède, qui puisse justifier une apparente euphorie des investisseurs américains… à moins que la rechute du dollar ne dope les valeurs exportatrices et ne fasse grimper le compartiment des matériaux de base et les valeurs pétrolières.

Et ce sont effectivement Alcoa et Chevron qui tiraient le Dow Jones jeudi soir, plus Bank of America dont le PDG devrait conserver son poste (et la firme qu’il dirige, son aura auprès de sa clientèle et des institutionnels qui travaillent avec elle).

** Mais le plus troublant, si le climat de confiance est celui que les médias nous décrivent, c’est la forte hausse de deux des principales "défensives" du S&P, à savoir Pfizer (+5%) et Merck (+3,5%) puis des raffineurs (qui distribuent traditionnellement de généreux coupons).

Voilà une nouvelle rotation sectorielle qui mérite qu’on s’y arrête quelques secondes. Le cours du pétrole poursuit sa progression (+1,8%) au-delà des 72,4 $/baril alors que l’Agence internationale de l’énergie (AIE) a relevé ses prévisions concernant la demande de pétrole en 2009 : voilà une justification a posteriori d’un doublement de cours qui relève bien plus du processus de formation d’une nouvelle bulle spéculative (au détriment des bons du Trésor US ?) que d’un correctif proportionnel au changement d’anticipation de l’AIE…

Philippe Béchade,
Paris

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