La Chronique Agora

Même jeu, règles différentes

** Les règles sont différentes pour Wall Street et pour les autres. Malheureusement, le jeu reste le même pour tout le monde.

– Commençons par une situation hypothétique. Disons que notre ami Jean Citoyen doit aller à la banque demain pour demander à ce que la valeur de sa maison soit doublée, ou triplée. Comment pensez-vous que cela va se passer ?

– "C’est une plaisanterie, M. le Banquier, un véritable scandale !" dit M. Citoyen. "Je n’arrive pas à trouver d’acheteur pour ma maison et les factures s’accumulent. J’ai déjà dû vendre une des voitures de la famille".

– "Je vois, M. Citoyen", répond M. le Banquier, en jetant un oeil à sa montre à gousset. "C’est malheureux. Mais en quoi cela nous concerne-t-il ?"

– "Eh bien, j’aimerais faire réévaluer ma maison pour, disons, le triple de ce que vous avez estimé dans vos livres de comptes. Je pourrais ainsi faire un nouveau crédit, vous savez, le temps de remonter la pente".

– M. le Banquier s’adosse confortablement contre le dossier de sa chaise, étire les bras devant lui, les mains serrées, et fait craquer les articulations de ses phalanges.

– "Je suis désolé, M. Citoyen, mais c’est impossible. Si nous acceptions de le faire pour vous, nous serions obligés d’accepter de le faire pour tout le monde, et si nous le faisions pour tout le monde… eh bien… bientôt plus personne ne nous ferait confiance et nous ferions rapidement faillite".

– "Ecoutez, je comprends votre position", insiste M. Citoyen. "Le problème, voyez-vous, c’est qu’en temps normal, ma maison vaut une belle somme. Je vous demande seulement de prendre en compte la valeur ‘normale’ de ma maison, en accord avec ce qu’elle valait il y a quelques années".

– "Je sais ce que vous traversez, M. Citoyen, et je compatis, vraiment. Mais vous devez comprendre que votre maison ne vaut que ce que quelqu’un est prêt à payer pour l’acheter. Pendant de bonnes périodes, ça peut être beaucoup… mais comme vous l’avez dit vous-même, nous ne sommes pas dans une bonne période".

– "Vous êtes donc en train de me dire qu’il n’y a aucun moyen de prendre en compte la valeur réelle de ma maison ?" M. Citoyen supplie, et, comprenant que c’est maintenant peine perdue, il ajoute : "nous pourrions même trouver un nom qui sonne officiel, comme par exemple ‘évaluation réelle’…"

– "J’ai bien peur que non, M. Citoyen", l’interrompt M. le Banquier, en se levant, "et je vais devoir vous laisser"…

– Abattu, M. Citoyen prend le bus pour rentrer chez lui et annoncer la nouvelle à son épouse. Quelques jours plus tard, à l’autre bout de la ville, M. le Banquier est dans le bureau de M. Geithner.

– "C’est une plaisanterie, M. Geithner, un scandale !" s’exclame M. le Banquier. "Je ne trouve pas le moindre acheteur pour mes actifs adossés à des hypothèques, et les appels de marge s’accumulent. J’ai presque été obligé de vendre un des jets de la société".

– "Ne vous inquiétez pas, M. le Banquier. Nous avons décidé d’assouplir les règles… nous allons vous laisser réévaluer ces créances pourries au taux qu’il vous plaira. Promettez-moi seulement de le faire correctement, pas de blagues".

– "C’est un excellent plan, M. Geithner", jubile M. le Banquier. "C’est seulement le temps de remonter la pente, je vous le promets".

– Sur le chemin du retour, M. le Banquier a du mal à retenir son enthousiasme. "Wouhou", pense-t-il à haute voix, "attendez que je le dise aux copains du bureau. On va faire la fête ce soir !"

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