La Chronique Agora

Massages à coups de gourdin et ménage à la dynamite

** Comme le diraient volontiers les traders de l’excellente série de fiction (tirée de faits bien réels dont j’ai été le témoin direct à l’époque sur le MATIF) baptisée SCALP diffusée chaque lundi soir sur Canal+ en début de soirée, les gros bras ont débarqué sur le floor avec la hache et la masse de 15 kilos ce jeudi, à 90 minutes de la clôture.

Lorsque les cotations se faisaient à la criée dans la grande nef du Palais Brongniart, les travées et les box auraient rapidement bruissé de rumeurs de l’existence de gros ordres de vente à exécuter « sans forcer » à la reprise des cotations, puis « soignant » à la mi-journée et enfin « au marché » en fin de séance, assortis de « stops impératifs » (transformés en ordres à tout prix) en cas de rupture des 5 200 points ou des 5 170 points sur le CAC 40.

Les institutionnels non-résidents (sous-entendu les « brits » ou les « ricains » comme les nommaient les habitués des groupes de cotations des marchés à terme — et le contrat CAC 40 PXL fête ses 20 ans d’existence) sont venus administrer ce 17 janvier un « massage à coups de gourdin » aux acheteurs qui se trouvaient sur leur chemin.

Ils ont lancé le rouleau compresseur au maximum de sa capacité de compactage des cours vers 16h. Le choc a été particulièrement douloureux pour ceux qui s’étaient mis « longs » (acheteurs) en tout début de séance, les marchés gagnant d’entrée de jeu entre 0,7% et 0,9%. Le CAC 40 a mis moins de 10 minutes pour reperdre 50 points (entre 5 225 et 5 175 points)… et moins d’une heure pour repasser de 5 257 à 5 157 points — le plancher du jour ayant été inscrit vers 17h25 à 5 150 points — quelques secondes avant la plus basse clôture observée à Paris depuis le 25 septembre 2006.

Les « zinzins » — autre surnom affectueux pour désigner les institutionnels — ont débarqué ce jeudi en fin d’après-midi avec « la puissance de feu d’un croiseur et des flingues de concours » (petit clin d’oeil aux fans de Michel Audiard) ; ils font ce soir le ménage à coups de dynamite du côté de Wall Street : « ça ventile, ça disperse au quatre coins de Manhattan, façon puzzle » !

** Mais restons français… et revenons-en aux échanges tumultueux qui se sont déroulés dans notre belle capitale. Les gros bras ne se sont pas contentés d’administrer un bourre-pif ponctuel à la contrepartie acheteuse : ils lui ont administré une correction — et une sévère — afin que personne « ne jase ou ne puisse faire mine de se méprendre… et il faut prévoir un paiement sous 48 heures des 10% d’intérêts de retard » (nous poursuivons le florilège des meilleurs répliques extraites des Tontons Flingueurs).

Les turbulences du jour ont été causées une nouvelle fois par la gueule de bois consécutive à l’absorption en trop grande quantité d’un élixir étrange et pas très honnête frappé d’une étiquette « CDO, millésime 2005/2006 ». Les agences de notations qui font office de sommeliers estiment désormais que ce nectar, sorti d’un alambic de contrebande, ne vaut guère plus que les « 25 kilos de sciure et les 50 kilos de patates » dont il semble constitué.

A l’entame de l’apéritif, les marchés ont tout d’abord éprouvé une légère ivresse, puis une folle griserie. Les tournées de baisses de taux s’enchaînant, ils se sont mis à délirer, les économistes et leurs interviewers racontant à leur tour n’importe quoi. Cependant, c’est maintenant que les investisseurs commencent vraiment à déguster ; comme quoi, même doté de gros bras, il ne faut pas abuser des boissons d’homme…

Pour reprendre une des phrases les plus célèbres de la scène culte de la cuite des voyous : « on aurait mieux fait d’arrêter la production, rapport aux clients qui devenaient aveugles ». Avouez que le parallèle avec les dérivés de crédit est frappant !

Vous trouverez peut-être curieuse cette manie, chez les rédacteurs de la Chronique Agora, de « faire des phrases » (encore un clin d’oeil au grand Audiard), mais certains faits marquants nous inspirent : au lendemain même de l’annonce d’une perte record de 18,1 milliards de dollars chez Citigroup… son principal concurrent Merrill Lynch plongeait hier soir de 8% après avoir dévoilé une perte trimestrielle de 9,8 milliards de dollars, ce qui fait ressortir une performance annuelle négative de 7,8 milliards de dollars (soit 12 $ par titre).

Dans le sillage de la première banque d’affaire US, le numéro un mondial du crédit hypothécaire Fannie Mae abandonnait rapidement 5% et le numéro deux Freddie Mac chutait de 4,5%… Un score partagé avec Bear Stearns, qui procède à de nouvelles dépréciations d’actifs pour 200 milliards de dollars.

** Comme si cela ne suffisait pas, les marchés furent victimes des effets conjugués non seulement des pertes colossales générées par les subprime, mais aussi d’une cascade de mauvaises statistiques publiées aux Etats-Unis depuis mardi après-midi.

Le pire restait à venir : Wall Street a découvert ce jeudi que le marché de la construction de logements s’était littéralement effondré au mois de décembre aux Etats-Unis. Les mises en chantier ont plongé de 14,2%, à 1,01 million d’unités — c’est un plus bas de 16 ans. Les permis de construire ont quant à eux reculé de 8,1% (ce qui augure mal du premier trimestre 2008), soit 1,07 million d’unités en rythme annuel, un nouveau plus bas depuis mars 1993.

Comme pour assombrir encore les perspectives des principaux établissements de crédit américains, l’indice d’activité de la Réserve fédérale de Philadelphie est passé de -1,6 en décembre (révisé de -5,7) à -20,9 en janvier : un sévère coup de frein, de portée locale, mais qui confirme une tendance au ralentissement qui se dessinait depuis deux mois.

Ben Bernanke, qui confirme la nette dégradation de la conjoncture économique outre-Atlantique, ne se contente pas d’alimenter les spéculations sur de prochaines baisses de taux : il juge nécessaire la mise en oeuvre d’un plan de relance « avec effets immédiats mais temporaires »… et il ajoute que cela ne doit pas aggraver le déficit budgétaire ni accroître la volatilité des actifs financiers (un phénomène qui pose problème).

Les prémices de cette subtile équation équivalent selon nous à la quadrature du cercle !

Mais quel prodige pourrait aujourd’hui enrayer la spirale baissière, sinon des vagues de rachat de ventes à découvert ? Chaque mauvaise nouvelle macro-économique, chaque note d’analyste abaissant sa recommandation sur tel ou tel titre (ce fut au tour de Pernod-Ricard puis de Dexia à Paris) se paye cash depuis fin décembre. Les séances de repli s’enchaînent (10 sur une série de 13), et le moral des investisseurs semble se dégrader un peu plus chaque jour alors que chaque tentative de rebond indiciel apparaît vouée à l’échec.

Les récentes reprises techniques (trois seulement depuis le 28 décembre) ont été poussives, les rechutes ont été à chaque fois spectaculaires : l’Eurotop 100 a plongé de 2% en quelques dizaines de minutes après la parution des chiffres relatifs aux logements US. Ce constat — qui devient à la longue assez déprimant — s’imposait encore une fois ce jeudi.

** Alors que Christine Lagarde (et certains de ses homologues ministres des Finances européens) puis J.C. Trichet s’appesantissent sur les « bons » fondamentaux économiques européens et… américains (!), les diagnostics officiels délibérément optimistes sont désormais émaillés de formules qui nuancent ces propos lénifiants en soulignant que les « facteurs d’incertitude » augmentent, ainsi que les « risques de contraction de l’activité » : les marchés ne semblent retenir que ce dernier aspect des communiqués qui leur sont destinés.

Les discours préformatés ne passent plus ; il va falloir que nos sherpas, réunis à Davos depuis 48 heures, changent rapidement de style de communication.

Pour conclure sur une dernière réplique des Tontons Flingueurs : « Joe le Trembleur… çui qui dessoudait les gonzes à coup de dynamite, faut r’connaître que sur la fin, y commençait à perdre un peu la main ». « C’est ça qui lui fait r’joindre prématurément les anges, et pour un peu, le paradis des prétentieux » !

Philippe Béchade,
Paris

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