▪ Au printemps 1982, nous étions collé à notre écran de télévision. Non pour voir des rediffusions de M*A*S*H, mais pour une vraie guerre en direct. Le général Galtieri était d’avis que les Argentins avaient besoin d’un peu d’activité patriotique pour se distraire des histoires de meurtres, de malédictions et de mauvaise gestion qui avaient dominé la presse durant les années 70. Les îles Falklands, qui n’étaient pas défendues… et ne valaient peut-être pas la peine de l’être… avaient été réclamées par l’Argentine pendant des années. Le 2 avril 1982, il envoya des troupes pour les reprendre, commençant la Guerra del Atlantico Sur.
Le monde était sur le qui-vive. A l’époque, nous pensions que les Etats-Unis interviendraient et marchanderaient un accord entre le gouvernement Thatcher et les Argentins. Les Malouines, comme on les appelait, ne valaient pas la peine de verser le sang.
Mais au lieu de négocier, Mme Thatcher décida de se battre. La Grande-Bretagne mit sa flotte en route vers les mers du sud.
Les investisseurs américains qui observaient la scène vendirent les actions. L’arrivée d’une guerre fait grimper les doutes… et baisser les cours. Le Dow craqua, puis continua à chuter même après que les derniers coups de feu eurent été tirés en juin. Finalement, en août, il passa à 776 points.
Ce fut le plancher d’un marché baissier entamé 16 ans auparavant. En termes ajustés à l’inflation, toute une génération de plus-values s’était évaporée.
C’est pourtant dans ce sol et triste et stérile que le plus grand marché haussier de tous les temps a été planté. Si l’on tient compte de la perte de ces derniers jours, le Dow a toujours près de 15 000 points d’avance. Toutefois, il s’agit d’un gain nominal… et non réel. Et il nous parvient grâce à une bouffée d’autres faits et chiffres, tous emportés par un gigantesque blizzard aveuglant de désinformation. Chaque statistique — de l’inflation au chômage — est un flocon de neige délicatement travaillé… qui fond dès qu’on le met sous une lampe pour le regarder de près.
▪ Des questions qui fâchent
Combien vaut vraiment le Dow, si l’on tient correctement compte de l’inflation ? Quelle portion du PIB provient d’une production réelle, utile ? Combien de ces 15 000 points demeureront lorsque le grand effondrement finira par se produire ?
La réponse à ces questions était plus facile à trouver lorsque les navires de guerre de Maggie se dirigeaient vers l’Argentine à toute vapeur en 1982. Par rapport à aujourd’hui, les chiffres étaient plus simples. Ils contaient une histoire qui semblait plus sensée. Le PIB enregistrait une augmentation sûre et constante depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale. Les salaires, eux aussi, montraient des gains substantiels. La valeur nette des ménages confirmait les tendances : la production réelle, les salaires et la richesse — tout allait dans le bon sens. La dette restait stable, à environ 150% du PIB.
L’Américain moyen s’inquiétait probablement bien plus de la hausse des prix à la consommation que de la guerre des Malouines. Depuis trois décennies, il empochait des gains ; à présent, les choses se compliquaient.
Nous les baby-boomers, nous sommes particulièrement attachés à ces années — surtout aux Etats-Unis. On trouvait facilement du travail. Les maisons étaient peu chères. Même après les "chocs pétroliers" des années 70, le carburant était encore bon marché. Les actions aussi étaient à prix cassés. Lors du plancher de 82, on pouvait acheter quasiment n’importe quelle valeur américaine pour cinq à huit fois ses bénéfices. Le groupe entier des actions du Dow aurait pu être acquis pour une seule once d’or. (Ce qui, rétrospectivement, aurait été la Transaction du Siècle).
▪ Quand l’économie devient schizophrène…
Mais il est arrivé quelque chose d’important au début des années 80. L’économie simple et saine de la période d’après-guerre s’est divisée en deux parties — l’une réelle… l’autre non.
Dans l’une, les gens s’enrichissaient. Inutile d’avoir des connaissances ou un savoir-faire particulier. Il suffisait d’acheter des valeurs américaines et d’attendre. En investissant 100 000 $ en 1982, on aurait environ 1 500 000 $ aujourd’hui.
On aurait pu gagner à peu près autant grâce au marché obligataire. Là encore, sans se donner de mal.
Mais il y avait mieux qu’acheter des actions et des obligations, bien mieux : les vendre. Une nouvelle classe de riches a été créée. Une élite de financiers, titulaires de MBA ou de diplômes de mathématiques financières, qui allaient travailler pour Goldman Sachs. Ces gens ne tardèrent pas à gagner des salaires et des bonus à vous décrocher la mâchoire.
"Les stock-options attribuées aux banquiers grimpent en flèche", titrait un article du Wall Street Journal la semaine dernière. "Les employés de Goldman Sachs ont empoché plus de 600 millions de dollars de bonus supplémentaires rien que l’année passée".
Il ne nous a pas semblé utile de souligne le mot "supplémentaires".
Aujourd’hui, vous pouvez allez dans des stations chics comme Aspen ou les Hamptons et constater le résultat. Des banquiers, des courtiers et des gestionnaires de hedge funds vivent désormais dans des demeures appartenant autrefois aux familles qui fabriquaient des choses.
La plupart des gens, cependant, n’ont pas réussi à entrer dans cette économie irréelle. Ils sont pour la majorité restés dans l’ancienne économie. L’économie réelle… des choses réelles… et des salaires réels…
… et elle n’était pas belle à voir.
A suivre…