** Si nous n’avions pas par avance décrit très précisément, étape par étape, la désintégration du système financier américain, nous chercherions des épithètes d’un usage rare et d’aspect dramatique pour décrire l’actualité économique et boursière de cette mi-septembre.
Puisque rien de ce qui fait les gros titres de la presse et des journaux télévisés ne saurait vous surprendre, nous allons nous employer à tracer les contours du futur chaotique qui se dessine sur les marchés et nous demander si des opportunités ne mériteraient pas d’être saisies.
"Prédire quoi que soit, c’est difficile, surtout quand cela concerne le futur", affirme avec bon sens Woody Allen. Mais avant de nous atteler à cette tâche périlleuse, nous voudrions pousser un grognement d’ours — c’est de saison — destiné à réveiller quelques chroniqueurs économiques de haute volée qui se sont exprimés sur les plus grandes chaînes de télévision publiques ou privées depuis lundi soir et qui délivrent le diagnostic suivant : "c’était imprévisible" !
Alors là, non ! Il ne faut pas nous prendre pour des imbéciles ! Ce désastre était absolument inexorable ; le seul aspect imprévisible ne concernait que la durée du gonflement de la bulle du crédit et des créances pourries.
Comment cela a-t-il pu perdurer au-delà de février 2007 ? Voilà un mystère qui nous dépasse… à moins de supposer que les acteurs de cette sinistre farce, qui avaient tout intérêt à mentir et tromper le plus longtemps possible l’opinion publique, ont bénéficié de la complicité bienveillante ou active d’une bonne partie des medias, eux-mêmes contrôlés par des grands noms du capitalisme américain version ultralibérale.
** L’imposture risque de ne pas être que financière : elle se doublerait d’une escroquerie intellectuelle insupportable si l’opinion, habilement manipulée, finissait par valider ce concept de l’imprévisibilité du krach systémique assimilé à un simple mauvais caprice du destin.
Cela signifierait que le désastre en question, dont nous-mêmes avons du mal à estimer l’ampleur des retombées négatives sur notre mode de vie actuel, est survenu de façon purement accidentelle. Il n’en faudra pas plus pour tirer des chapeaux melons de la City le concept de "c’est la faute à pas de chance" comme pour les victimes d’une tornade dans une région où pas une seule n’avait été observée en l’espace de 80 ans.
Avec ce bien commode "c’est la faute à pas de chance", il ne faudra pas longtemps pour convaincre l’opinion qu’il est inutile de rechercher des coupables. Ceux qui étaient aux manettes ont fait correctement leur boulot, ils ont simplement été confrontés à des circonstances hors normes.
Il est donc légitime qu’ils demeurent fièrement à leur poste — car qui pourrait prétendre être plus compétent qu’eux ? — et qu’ils continuent de gérer notre épargne, nos établissements de crédit et, partant de là, une large part du destin de la planète…
Une planète dont les habitants ignorent très majoritairement ce qu’est un swap, un CDS, un SIV… mais encourent les pires sanctions administratives s’ils ne comblent pas au plus vite leur 27,52 euros de découvert. Si l’on commençait à tolérer ce genre de dérives, qui constituent un premier pas vers la délinquance, le système ne mettrait que peu de temps avant de capoter !
** Malgré cette implacable vigilance de tous les instants, le CAC 40 chute de 7,7% en trois séances, et de 2,14% hier. Il faut remonter aux heures les plus sombres du mois de janvier 2008 ou de septembre 2002 pour observer une pareille purge sur le marché parisien.
Si les 4 000 points ont été préservés — pour le symbole — à la clôture, d’autres indices européens ont allègrement enfoncé leurs planchers annuels. C’est notamment le cas pour l’Eurotop 100, tombé largement sous les 2 300 points, à 2 259 points, tandis que l’Euro Stoxx 50 perd 2,25% à 3 018 points.
Même constat à Wall Street où le Dow Jones dévisse de 4% à 10 600 points. Le S&P 500 s’effondre quant à lui de 4,75% à 1 156 points. Pourtant, pour éviter une débâcle telle que celle qui se profile, il lui aurait fallu préserver les 1 215 points, le plancher de la mi-juillet 2008 et de juin 2006, et impérativement les 1 175 points, le plancher de mi-octobre 2005. La semaine en cours se solde déjà par un repli moyen de 7,5%, du jamais vu depuis juillet 2002. Le Nasdaq 100, avec une chute de 5,3% hier, affiche un score hebdomadaire de -7,7% : le krach n’est plus très loin !
** Un climat d’abattement s’est instauré outre-Atlantique alors que les plus folles rumeurs circulent désormais au sujet de la solidité financière de Washington Mutual, de Wachovia, de Goldman Sachs et, surtout, de Morgan Stanley (-30%)… la liste s’allonge chaque jour.
Le titre AIG (-46%) repasse sous le seuil des 2 $ malgré la prise de contrôle par la Fed qui lui prête 90 milliards de dollars. Ce prêt est en réalité une injection de capitaux dans l’urgence destinée à éviter une faillite sous 48 heures.
Un page de l’histoire du capitalisme dérégulé "à la mode américaine" est en train de se tourner avec la chute d’un géant parmi les géants de la finance planétaire. AIG revendique en effet 1 030 milliards d’actifs contre 640 pour Lehman. L’assureur est donc "sauvé" en vertu du principe du too big to fail mais la tension des taux interbancaires témoigne de la perte de confiance générale dans le système financier américain ; le secteur bancaire affichait hier soir un nouveau recul indiciel étourdissant de 10%, le second cette semaine.
En Europe, le plongeon des valeurs financières au cours des 90 dernières minutes de la séance a plombé de façon tonitruante les principales places boursières puisque Madrid a chuté de 2,3%, Francfort de 1,75% (sous les 6 000 points), Milan de 2,2% et surtout Amsterdam avec un retentissant 3,85%.
Londres (-1,75%) n’échappe pas à la consolidation générale malgré les rumeurs de rachat de la banque HBOS par LLoyd’s. Les spéculations avaient permis à HBOS, qui s’était effondré de 1,82 livre à 0,88 livre en 10 minutes, de revenir à l’équilibre. Mais quel prix le providentiel acheteur acceptera-t-il de payer ? D’où une rechute de 20% à 1,47 livre, contre 11,75 livres à la mi-janvier.
** Sur le front de l’actualité macroéconomique, le pire des scénarios se dessine à la lecture des chiffres concernant le secteur immobilier américain. Les mises en chantier de logements neufs ont en effet chuté de 6,2% au mois d’août, soit 33,5% en 12 mois selon les statistiques du département du Commerce. Le nombre de permis de construire s’effondre quant à lui de 8,9% en, soit une chute de 36,4% sur un an.
Un timide rebond s’était dessiné vers 15h45 alors que la SEC annonçait de nouvelles mesures de restriction concernant les ventes à découvert sans garantie — sous forme d’emprunts de titres. Ces mesures devraient diminuer sensiblement la capacité de nuisance des spéculateurs qui "shortent" les titres qui leur apparaissent les plus vulnérables. Cependant, leur puissance de feu ne semble cette fois-ci guère altérée par ce genre de restrictions et la fin de la séance a tourné au désastre.
Techniquement, nous assistons à une phase de capitulation qui préfigure d’ordinaire un rebond imminent : mais cette fois-ci, vous l’avez bien mesuré, la situation n’a rien d’ordinaire ! Les principaux acteurs, qui se ruent habituellement à l’achat lorsque la chute des bourses fait la une du journal de 20h, sont financièrement exsangues… et c’est là tout le problème.
Les deux premiers émetteurs d’obligations du secteur privé de la planète ont été nationalisés coup sur coup, à 10 jours d’intervalle… à quoi il faut ajouter la faillite de Lehman et peut-être de deux ou trois établissements financiers du même calibre avant la fin du mois. Tout cela va certainement créer un choc psychologique majeur sur le continent américain. Avec la réduction drastique de la capacité des banques à prêter de l’argent, faute de pouvoir s’assurer contre tous risques de défaut de paiement, nous allons assister à un véritable gel des réserves de cash que constituaient les cartes de crédit.
Les faillites personnelles vont exploser en quelques semaines, les investisseurs qui jouaient en bourse à crédit — et notamment les hedge funds — vont se voir couper les vivres et le courant vendeur va devenir structurel — s’il ne l’est déjà. Le choc déflationniste décrit par Bill Bonner est en marche, l’exemple du Japon de 1990 à 1995 devient la référence la plus éclairante (Bill nous en dit plus ci-dessous).
Dans ces conditions, les opportunités en bourse se concrétiseront, non pour les plus audacieux, mais pour les plus patients : il va falloir s’accoutumer à "l’audace d’attendre".
** A ce propos, les investisseurs voient se profiler avec angoisse la séance des "quatre sorcières" de vendredi. Cela risque d’être un bain de sang dans la mesure où les vendeurs sont totalement maîtres de la tendance depuis 15 jours. Certains estiment même que Wall Street reproduit graphiquement un scénario comparable à celui qui avait mené au 13 octobre 1987.
Signe que l’anxiété vient de dégénérer en vent de panique, l’once d’or, qui était retombée sous les 750 $ jeudi dernier, a enregistré hier une hausse historique et sans précédent de 12% en quelques heures, à 871 $.
Philippe Béchade,
Paris