La situation actuelle est très différente de celle de l’inflation des années 1970. Les solutions qui ont été mises en œuvre à l’époque sont désormais accompagnées de risques que la Fed refuse de prendre.
Comme nous l’avons vu hier, la Fed veut les conséquences, la modération de l’inflation, tout en refusant de mettre en œuvre la politique qui permettrait de modérer les causes de l’inflation. Il n’y a aucun appétit à la Fed pour les risques associés à un resserrement significatif des conditions financières.
Commentant la décision décisive de Paul Volcker, alors président de la Fed, d’écraser l’inflation à la fin des années 1970, Henry Kaufman a insisté : « Il a fallu beaucoup de courage en 1979 pour faire ce que la Fed a fait. »
A l’époque de Volcker, la Fed avait un impact sur les conditions financières du système par le biais du système bancaire, avec des ajustements subtils des réserves bancaires, ce qui avait un impact sur les coûts de financement à court terme des banques – et les conditions de prêt et financières en général.
Des banques à la Bourse
A cette époque, le marché du crédit était en banque. Mais, désormais, le crédit est coté, il est négociable sur les marchés. Il est même liquidable, c’est-à-dire que l’on finance du long (de la dette sur plusieurs années voire décennies) qui se fait passer pour court, puisque vendable immédiatement en Bourse. C’est en somme le marché qui accomplit la fonction de transformation qu’accomplissaient auparavant les banques.
Et sa stabilité dépend non pas de la situation ou de l’appréciation raisonnable des banques mais de l’état d’esprit du marché financier, risk-on ou risk-off.
Cela signifie que l’on ne peut plus réguler sans faire mal au marché financier, puisque c’est là que se passe l’action. On est obligé de casser les esprits animaux que l’on a soi-même encouragés.
En fait, il se passe exactement ce que j’avais prévu dans les années 80 lors de la dérégulation : la mise sur le marché du crédit et des dettes change la nature du crédit et des dettes. Ils ne sont plus soumis à l’appréciation des spécialistes, les « credit men » mais aux caprices des joueurs.
Avec Alan Greenspan, la Fed est passée aux marchés des valeurs mobilières comme principal mécanisme de stimulation du système. Ce que j’ai encore expliqué à l’époque : nous sommes passé d’un système de régulation par le cycle court du crédit à un système de régulation bien plus puissant, dangereux et plus long, le système de régulation par la formation/destruction de bulles. Un système à la John Law.
C’était à la fois séduisant et puissant. Greenspan s’est rendu compte qu’il pouvait alimenter la spéculation par l’effet de levier, par la hausse des prix sur le marché des actifs, et qu’il pouvait créer des conditions financières globalement plus souples. Et comme il était habile, le bougre, cela a fonctionné !
Un accélérateur, mais pas de freins
Mais cette approche comportait son propre vice endogène : elle était organiquement asymétrique. En effet, il est assez facile de gonfler et produire un stimulus maximal pour soutenir les booms, mais il est presque impossible de resserrer de la même façon pour freiner les excès.
Le freinage est beaucoup plus délicat que la montée en puissance, il fonctionne en boule de neige, en rupture. Et hélas, plus les bulles sont grosses, plus elles durent longtemps et plus les réductions de taux nécessaires pour contenir la déflation des bulles doivent être agressives.
En plus des baisses de taux, Bernanke a ainsi dû avoir recours à la création massive de « monnaie » en réaction à la crise des subprime, ce qui produit des effets de stocks, et donc a modifié les structures des bilans.
Tous les excès, toues les imbécilités sont inscrites dans les bilans, et nos zozos n’y ont pas pensé. Le bilan de la Fed a été multiplié par 10 depuis 2007. Et ce bilan de la Fed, ses erreurs, ses excès, tout cela se retrouve partout dans tous les bilans du système non seulement américain, mais mondial.
Pour faire dans l’isomorphisme, le virus monétaire américain a infecté tout le monde global, comme l’autre, le sanitaire.
Le risque de l’effondrement
Le risque d’effondrement de « toutes les bulles », la dislocation de tous les bilans empêche les mesures de resserrement agressives. La Fed le sait, bien sûr. Elle sait qu’elle ne peut suivre les conseils de Kaufman, elle sait que le système n’y résisterait pas.
A la fin de la bulle technologique des années 1990, les grandes entreprises technologiques étaient extraordinairement surévaluées.
Lorsque la bulle spéculative a éclaté et que les conditions financières se sont resserrées soudainement et de façon spectaculaire, des dizaines de milliers d’entreprises se sont retrouvées sans accès à de nouveaux financements. L’investissement dans la technologie, l’équipement et les services de communication s’est effondré. Même pour les leaders de l’époque, les revenus et les bénéfices ont chuté de manière significative.
C’est cette dynamique de boule de neige et de contagion qui explique comment les cours boursiers se sont ensuite effondrés de… 83%.
[NDLR : Retrouvez toutes les analyses de Bruno Bertez sur son blog en cliquant ici.]