La Chronique Agora

L'os virtuel qui met en mouvement la queue qui remue le chien

** Vous devez commencer à penser que brosser un portrait à peu près cohérent de la conjoncture économique est sans objet puisque le marché ne l’entend pas de cette oreille.
 
Cette image anthropomorphique ne vous a probablement pas choqué… Elle suffit à démontrer que vous postulez que des gérants ou des traders dotés d’un cerveau, d’un système nerveux, d’un système limbique (siège de quelques émotions) orchestrent en toute conscience la hausse qui se propage par autoréplication depuis 10 séances.
 
Nous avons passé des coups de fil, interrogé des gérants, des spécialistes des marchés dérivés. Tout le monde semble tomber des nues : "oui, ça monte de folie, mais c’est trop bizarre comme mouvement, je n’y mets pas les doigts, sauf en intraday (revente avant la clôture)".
 
Chez d’autres professionnels qui épaulent les investisseurs particuliers cela donne : "beaucoup de clients sont encore loin d’avoir revu leurs cours. Ils se laissent porter par la vague, ceux qui sont bien rentrés en mars (ils sont fort peu nombreux) commencent à se couvrir, ce qu’ils n’avaient pas fait à la mi-juin".
 
Bon, voyons… Les gérants ont vendu avant de partir en vacances — d’autant plus volontiers que Wall Street débattait de la nécessité d’un nouveau plan de relance, preuve que les mesures actuelles ne suffiront probablement pas. Les conseillers de clientèle, quant à eux, ne voient pas les boursicoteurs — le plus souvent échaudés — déposer de nouveaux chèques.
 
** Mais alors d’où vient l’argent ? La sagesse populaire postule qu’il en faut pour faire monter les cours… Mais ça, c’était avant que la Bourse se finance à crédit et que les marchés dérivés permettent de miser discrètement sur la tendance inverse de la hausse ou de la baisse sous-jacente.
 
Des investisseurs peu avertis — mais qui ont tout de même intégré le fait que les intervenants anglo-saxons avaient une influence grandissante sur les places européennes — supposent spontanément que si l’argent se fait rare sur le Vieux Continent, il est abondant et gratuit outre-Atlantique.
 
Cela signifie qu’en quelques mois, les gérants américains seraient collectivement passés de la pénurie de capitaux à la surabondance. Ils ne sauraient plus quoi faire de leurs surplus et viendraient en placer une partie en Europe… dont les perspectives, comme chacun sait, sont si prometteuses !
 
Logique… mais attendez ! Il y a un problème, et il est de taille : les volumes d’échanges se contractent à Wall Street au fil des jours et des semaines !
 
Et là, c’est enfin cohérent. Globalement, les épargnants sont confrontés à des difficultés de paiement sur des prêts immobiliers ou leurs encours de cartes de crédit. Ils subissent aussi des baisses de salaire, des journées de chômage technique non payées et une hausse de la fiscalité locale (la Californie a tenté de l’éviter mais a foncé droit dans le mur).
 
Résumons un peu. Il n’y a pas d’acheteurs : la Bourse c’est trop risqué. Les flux financiers s’évaporent : il faut d’abord rembourser les dettes avant de recommencer à spéculer. Les opérateurs européens regardent passer le TGV de la hausse bouche bée : il a traversé toutes les gares inscrites sur son parcours sans même faire mine de ralentir. De leur côté, les indices américains volent de record en record par la magie d’une confiance du marché au zénith — le baromètre de la peur dégringole vers le niveau 20 après avoir atteint un zénith de 80 au mois d’octobre dernier.
 
Mais qui a confiance ? Qui met de l’argent dans le système ? Qui juge les trimestriels "prometteurs" (l’expression "moins pire que prévu" est désormais trop galvaudée) ?
 
Et la conjoncture qui se redresserait depuis trois mois, justifiant l’euphorie boursière… Voilà ce qu’en retient Air-France/KLM (un baromètre avancé et non pas retardé comme le chômage) : "la dégradation des conditions économiques constatée en début d’année s’est poursuivie au cours des trois derniers mois [sic !] entraînant une chute de 20,5% du chiffre d’affaires sur la période avril/juin". L’activité passager accuse une baisse de 18,7%, l’activité cargo un plongeon de 41,5% !
 
** Pourtant, Wall Street, soi-disant enthousiasmé par les trimestriels "moins pires" de 3M ou AT&T a mis moins de 90 minutes ce jeudi pour gagner plus de 2%, au lieu de +0,35% anticipés. Et il n’a fallu que quelques minutes de plus pour pulvériser des plus hauts annuels sur le S&P, qui atteint 980 points à mi-séance avec un gain de 2,5%.

Le Nasdaq s’envole quant à lui de 2,7% à 1 979 points. L’indices des technologiques engrange donc 55% depuis le 9 mars : il s’agit d’une des plus fortes hausses de l’histoire en quatre mois et deux semaines.
 
La Bourse de Paris s’envole de 2,08% (à 3 373 points), et de 14% en neuf séances. Cela fait déjà une belle moyenne quotidienne… Cependant, le phénomène relève du prodige dans la mesure où aucun pullback — ne serait-ce que de -1% — ne s’est jamais matérialisé depuis le 9 juillet. Aucune spirale haussière comparable à celle qui se propage depuis 15 jours n’a jamais été observée dans l’histoire des places européennes ou du Nasdaq.
 
Des envolées comparables n’ont existé que dans des périodes de très forte croissance économique : 3,5% et plus, avec un puissant afflux de liquidités vers la Bourse, ou bien au sortir d’une période de krach boursier… En tout cas, jamais on n’en a constatées après un rebond de 30% à 40% des indices en quelques mois.
 
Les marchés jouent l’embellie conjoncturelle, soit… Mais alors pourquoi Ben Bernanke estimait-il pas plus tard que mardi qu’il lui faudra maintenir les taux très bas et très longtemps pour s’assurer que la machine économique américaine reparte ?
 
** Il n’y pas de preuves tangibles de reprise et les indices boursiers s’envolent… Les spécialistes de l’analyste technique nous expliquent que les ordinateurs, qui ne ressentent pas psychiquement la crise, sont en revanche paramétrés pour détecter des signaux haussiers qu’ils transforment sans état d’âme en "stop achat".

C’est ce qui se serait produit sur le franchissement des résistances suivantes : 1 910 points sur le Nasdaq (qui referme dans la foulée le gap des 1 947 points), 950 points sur le S&P, 2 550 points sur l’Euro-Stoxx 50.
 
Les raisons de s’emballer semblaient si peu évidentes que la séance est restée placée sous le signe de la consolidation jusqu’à 15h30 (même avec l’anticipation d’un gain de +0,35% à Wall Street).

Les cours ont explosé à la hausse dès l’ouverture des marchés américains — bien avant que ne soit publiée la hausse de 3,6% des reventes de logements anciens. Ce chiffre est très légèrement supérieur aux prévisions mais il reste encore 9,4 mois de stocks d’invendus…
 
Même si le niveau des transactions immobilières avait constitué une surprise totale, cela pouvait difficilement justifier 2% de hausse verticale à Wall Street en 90 minutes (2,5% vers midi heure américaine).
 
Les trimestriels rendus publics sont une nouvelle fois invoqués pour justifier l’euphorie qui s’empare des marchés… après 10 à 12 séances de hausse ininterrompue. Cependant, aucun phénomène de fait accompli ne se manifeste, aucun chiffre "quelconque" ou franchement décevant ne tempère la furia acheteuse… En fait, chaque mauvais chiffre publié serait la preuve que les difficultés ont atteint leur zénith et s’atténueront effectivement au second semestre (si, si, nous avons lu ce genre d’argument !).
 
Vous commencez à vous demander si quelque bonne raison d’applaudir la hausse des marchés nous échappe. Rassurez-vous, nous ne négligeons aucune piste… et surtout pas celle d’un privilège exorbitant accordé aux plus gros intervenants de Wall Street ces 15 derniers jours.

Non seulement l’anonymat des opérateurs est maintenu dans les carnets d’ordre… mais passé un certain montant (un misérable million de dollars de transactions), les plus influents brasseurs d’argent ne sont plus tenus de fournir le détail de leurs opérations au NYSE (ni aux autorités de régulation ?).
 
Si nous étions un tant soit peu soupçonneux et déçus de l’opacité entretenue par certains institutionnels sur leurs opérations pour compte propre, nous pourrions assimiler cette décision du NYSE à un permis de manipuler les cours sans aucune retenue.
 
** Comme par un bien curieux hasard, l’envolée de Wall Street a précédé la pire série de trimestriels de la saison. Microsoft voit son chiffre d’affaire chuter de 29,3% sur un an et de 17,3% par rapport au premier trimestre 2009. Le profit par titre, de son côté, ressort inférieur de 10% aux prévisions. Le titre, qui grimpait de 3% en séance, perdait 5% après la clôture.
 
Amazon voit également ses ventes s’établir à 4,65 milliards de dollars contre 4,70 milliards de dollars anticipés. Le titre rechutait jeudi soir de 8,2% par rapport à son score final de +5,7%. American Express n’est pas mieux loti avec -2% en "après Bourse" (contre +2,4% en fin de séance), alors que le chiffre d’affaire ressort à 6,09 milliards de dollars contre 6,30 milliards de dollars estimés.
 
Voilà que Wall Street juge soudain le verre à moitié vide. Pourtant, la veille, les résultats contrastés d’eBay (+10% ce jeudi) étaient jugés très satisfaisants… même chose pour UPS dont la sévère chute d’activité (-13%) a été jugée "bénigne" — et même le signe avant-coureur d’une stabilisation de l’économie : il fallait oser !
 
Le titre est parvenu à gagner 2,3%… et ce n’est rien à côté de 3M qui s’est envolé de 7,3% par la grâce d’un relèvement des objectifs bénéficiaires. Mais très concrètement, le chiffre d’affaires a chuté de 15%. Si le profit ressort supérieur aux estimations, c’est grâce aux réductions de coût (encore et toujours des suppressions d’effectifs).

Wall Street s’enthousiasme apparemment jusqu’à l’euphorie débridée alors que le PDG de 3M, George Buckley, s’interroge sur "le moment exact de la reprise et sur sa teneur […] tandis qu’il ne perçoit pas d’amélioration sensible dans la plupart des secteurs de l’industrie".
 
Nous lui laisserons le mot de la fin : "il y a certainement un bourgeonnement, mais il faut être certain qu’il ne s’agit pas de mauvaises herbes".

Philippe Béchade,
Paris

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