▪ Le verdict de la Fed est tombé ; le dollar a replongé initialement sous les 1,4180/euro, avant de rebondir vers 1,4030/euro. Soixante-quinze milliards de dollars par mois, c’est un montant qui peut donner le vertige — c’est trois fois le « trou de la Sécu »… mais sera-t-il suffisant pour propulser Wall Street au-delà de ses sommets annuels ? Les réactions initiales permettaient d’en douter !
Peut-être sommes-nous parvenus au bout de l’extrémité de la dernière extension haussière des indices boursiers américains ? Ils viennent de s’offrir un des plus longs rallies de leur histoire : aucune consolidation ayant une durée supérieure à 48 heures ne s’est matérialisée en l’espace de 10 semaines. Rappelons que sur ces 10 semaines, neuf se sont conclues sur des scores positifs pour le S&P ou le Nasdaq, avec un cumul de gain de 15% et 19% respectivement.
Nous connaissons tous la cause du gonflement de cette bulle — et la riposte des cambistes appliqués à détruire consciencieusement le dollar. En revanche, il est surprenant que peu d’observateurs soulignent l’étrange régularité de la progression des cours.
▪ Quelques rares intervenants osent évoquer l’environnement technique très particulier dans lequel baignent les marchés depuis fin août : l’argent injecté dans toutes les classes d’actifs négociables est emprunté.
Les liquidités qui inondent les marchés n’étaient que virtuelles, seule la Fed avait le pouvoir de leur donner une existence matérielle à compter de ce jeudi. Ce sera pour un montant initial de 600 milliards de dollars, avec un horizon fixé à juin 2011. C’est inférieur aux anticipations d’une majorité d’opérateurs (800 à 1 000 milliards, voire 2 000 milliards chez Goldman Sachs), mais supérieur aux 400/500 milliards maximum prônés par une demi-douzaine de collaborateurs de Ben Bernanke.
Face à une fourchette aussi large (500 ou 2 000 milliards, ce n’est pas la même chose), le moindre accident de parcours, le moindre contrepied baissier, aurait pu avoir des conséquences désastreuses pour les spéculateurs qui soutiennent les marchés à crédit.
C’est pourquoi le mouvement ascendant a été piloté informatiquement par quelques intermédiaires influents avec une opiniâtreté toute particulière. Aucune place n’a été laissée aux états d’âme des investisseurs ; les griffes et les dents des « ours » baissiers ont été limées et un puissant sédatif (la baisse irréversible du dollar sous les 1,26/euro) leur a été administré.
Au cours de cette période, d’après des statistiques extrêmement précises émanant des plate-formes de cotation électroniques (qui s’efforcent toutes de démontrer qu’elles ont plus de succès que leurs concurrentes), pas moins de 70% des ordres de bourse exécutés ont été répondus à moins de 2% des opérateurs.
Pas moins de 98% des ordres saisis au quotidien le sont par des programmes algorithmiques. Ces même ordinateurs ultra-rapides annulent 99% des centaines de millions d’ordres qui intègrent chaque jour les carnets d’ordres mais n’y figurent que quelques millisecondes (et il n’est pas question ici du fameux « flash trading » tant décrié et mis à l’index depuis l’automne 2009).
Dans un tel environnement, aucune information au sens où nous l’entendons ne justifie une variation de cours d’un centième de seconde à l’autre. Le seul moment de la séance où toute l’information est peut-être effectivement dans le cours, c’est au moment du fixing d’ouverture. Ensuite, c’est le cours qui devient lui-même, pendant des heures, « toute l’information ».
Comment résister alors à la tentation d’orienter le marché — sachant que son principal réflexe consiste à amplifier un mouvement directionnel sans jamais en contester la cause ? Les transactions à la milliseconde suppriment tout simplement ce laps de temps matériel nécessaire pour qu’un jugement humain rentre en ligne de compte.
Les défenseurs de la décentralisation du système de cotation au profit de la dissémination (architecture multi-plate-formes) prétendent que c’est le prix à payer pour garantir une liquidité optimale… Encore faudrait-il déterminer à quelle catégorie d’intervenants un tel maelstrom de flux électronique, dépourvu de véritable substance, est destiné.
▪ Les marchés sont devenus depuis quatre ou cinq ans de véritables hologrammes. Vous ressentez visuellement une impression de volume, mais dès que vous tendez la main pour en sonder la surface, vous ne rencontrez que du vide.
L’une des plate-formes de trading ultra-rapide et concurrente de NYSE-Euronext s’appelle « BATS » (chauve-souris en anglais). Le nom est bien trouvé car le simple particulier se retrouve comme un chasseur préhistorique devant une grotte au tomber du jour.
Des milliers de chauve-souris jaillissent soudain de l’obscurité… mais vous ne pouvez en attraper aucune avec votre arc et vos flèches — votre ordinateur portable ou votre smartphone équipé des derniers applications tactiles de transferts d’ordres soi-disant ultra-rapides.
Vos yeux sont incapables d’appréhender le chaos des limites de cours qui apparaissent et disparaissent des centaines de fois par seconde. Mais dans le même temps, les super-ordinateurs tendent une sorte de filet numérique qui fait même le tri entre les ordres de particuliers (notamment les « stops ») et ceux fractionnés à l’infini par les institutionnels.
S’agissant des masses de titres traités dans les dark pools — sans qu’aucune indication de cours ou de volume ne filtre –, les particuliers sont totalement privés de précieuses informations sur la liquidité et les possibilités d’exécution de leurs ordres à des meilleures limites. Ils sont de loin les plus mal servis, et doivent en plus se fier à des carnets d’ordres complètement artificiels et ouvertement manipulés.
Les sommets atteints ces derniers jours par le CAC 40, le DAX 30 ou le Dow Jones résultent d’une gigantesque partie de poker menteur où chacun fait semblant de croire au coup de bluff quantitatif de la Fed.
▪ La Banque centrale américaine s’est vue contrainte par ses principaux actionnaires — qui ne sont autres que les plus grands banquiers de Wall Street — de tenter l’impossible pour contrer l’inéluctable contraction de l’activité économique du fait de l’épuisement des plans de relance et des expédients fiscaux.
Chacun sait toutefois qu’il s’agit d’une initiative médicale désespérée, dont personne ne peut prédire les conséquences. Le patient est déjà sous respirateur artificiel, les veines farcies de perfusions, mais sa tension demeure étrangement basse.
Wall Street se réjouit de voir le bon docteur Bernanke remplir à bloc une nouvelle seringue de 600 microgrammes d’adrénaline. Mais qui sait véritablement ce qui se produira à partir du moment où il introduira l’aiguille dans le cathéter ?
L’Oncle Sam va-t-il se redresser sur son lit, tousser un bon coup et s’habiller comme s’il comptait se rendre à un match de football américain ? Ou son coeur ne risque-t-il pas de lâcher avec cette nouvelle overdose de drogue prescrite par les dealers — euh non pardon, je voulais dire leaders — de Wall Street ?